Jean-François Kahn quitte Marianne, comme nous l'annoncions ici et là. Il est interviewé par Le Monde, alors que ce même journal traverse une crise de gouvernance. De quoi parle-t-il? De la crise de la presse, évidemment!
Crise du contenu: la presse n'est pas assez polémique
"La presse a beaucoup perdu en abandonnant la polémique. Quand j'ai débuté, il y avait 13 ou 14 quotidiens, d'obédiences politiques très différentes, qui s'invectivaient entre eux, créaient des polémiques internes. Les gens achetaient avec leur quotidien une patrie de substitution, une bulle idéologique. Aujourd'hui, le consensus général est mortifère.
Regardez à la présidentielle : 19 % des électeurs ont voté Bayrou. Libération, Le Figaro, Le Monde ont pris position contre Bayrou. Or, ces 19 % représentent 30 % des lecteurs de journaux. De la même façon, on voit aujourd'hui des cheminots qui ne veulent plus lire la presse, des étudiants qui ne veulent plus la lire... "
La presse gratuite: concurrence déloyale
"Si un boulanger décrétait qu'à partir de demain, il distribuera des baguettes gratuites, dès le lendemain, ce serait interdit par la commission de la concurrence. Pourquoi n'y a-t-il qu'un produit dans notre société libérale, la presse, qui peut être gratuit sans que la commission de la concurrence intervienne pour concurrence déloyale ? Quelque part, le journal est identifié à un tract et il est distribué comme tel... Comment une profession malade a-t-elle pu accepter cette profusion de journaux gratuits ? C'est une folie ! "
Les annonceurs publicitaires édulcorent le contenu des journaux "Les journaux, surtout les magazines et les hebdomadaires, ont pensé que l'important était d'avoir des recettes publicitaires. Dans certains hebdomadaires, les recettes publicitaires ont atteint 80 % des recettes globales. On a donc gonflé artificiellement les ventes pour justifier les tarifs de vente des pages de publicité. Quand on arrive à vous offrir pour un abonnement un stylo, une petite chaîne hi-fi et une montre, les gens n'ont plus le sentiment d'acheter un magazine pour ce qu'il est.
Surtout, cela a modifié les contenus. Nous avions fait un audit à Marianne pour comprendre pourquoi les annonceurs ne venaient pas. Ils voulaient une nouvelle maquette, enlever les rubriques de faits divers et de brèves [...] Le rapport disait aussi : "Vous défendez le petit commerce contre la grande distribution, donc ne vous attendez pas à avoir de la pub de la part de celle-ci..." Or ce que les annonceurs veulent pour faire de la pub, les lecteurs n'en veulent plus. "
Le blog comme exutoire
"Il n'y a pas de nouveau média qui ne soit pas Janus, c'est-à-dire qui n'ait pas deux faces. Internet est un formidable contre-pouvoir et aussi un véhicule étonnant de haine. Mais comme la presse s'est interdit le discours agressif, il faut un exutoire. Si les médias avaient accepté de mener eux-mêmes la critique des médias, ils auraient eu la crédibilité pour ensuite dire aux gens : cette rumeur est bidon. Mais, du coup, ils croient n'importe quoi. "