Quelque chose me met mal à l'aise dans le dernier livre de Florence Aubenas, où la journaliste est devenue femme de ménage pour décrire la vie des travailleurs précaires.
Je ne saurais trop définir ce qui me dérange. Elle a tout fait pour paraître proche de ces personnes. Hélas, elle donne le sentiment d'en être très loin.
Paradoxalement lointaine
Certains journalistes on critiqué sa façon de travailler: se déguiser en femme de ménage pour enquêter "à hauteur d'homme", comme elle dit.
Je me demande si ce n'est pas cela qui, paradoxalement, nous rend Florence Aubenas si éloignée de ceux qu'elle décrit. Paradoxalement parce que, ayant vécu au milieu d'eux, elle devrait nous apparaître comme l'un d'eux, l'un de nous. Mais pas du tout. Au contraire, le fait de devoir se déguiser pour paraître crédible en femme de ménage est, justement, ce qui la rend peu crédible.
En fait, je crois que cette question de la mise à distance est essentielle. Comme au théâtre où la scène permet au spectateur de réfléchir, la mise à distance narrative suscite la réflexion. Au contraire, dans son enquête Florence Aubenas nous empêche de prendre de la distance. Du coup, la seule chose qu'on voit, c'est la narratrice, qui n'a rien d'une femme de ménage.
Le problème va bien au-delà de la personne de Florence Aubenas, connue pour être une journaliste intègre. Pourquoi certains journalistes ont-ils l'air de découvrir un quotidien qui n'a rien d'étrange, puisque c'est le nôtre? Mais pas le leur, semble-t-il.
Pourquoi se déguiser?
En fait, on se demande si le livre de Florence Aubenas ne nous renseigne pas plus sur la coupure entre les élites et le peuple que sur le travail précaire...
Dans les années 50 ou 60, les journalistes étaient moins diplômés. Ils allaient volontiers sur le terrain, et rencontrer des ouvrier faisait partie de leur métier. Alors, qu'est-ce qui est passé par la tête de Florence Aubenas pour se dire que la seule façon d'entrer en contact avec "ces gens-là", ce serait le déguisement?
La distance entre Florence Aubenas et les travailleurs précaires saute aux yeux en regardant la Une que le Nouvel Observateur lui consacre. La journaliste y sourit, triomphale, comme une actrice promise à l'Oscar après une performance. Les journalistes commentent la prouesse de leur consoeur: le CV maquillé, le déguisement réussi, l'épreuve des six mois de travail précaire. Une enquête qui fera date.
Devenir l'incarnation du bien
Quand BHL va dans un pays en guerre pour faire un reportage, tout le monde le critique. Et voilà que Florence Aubenas se déguise en femme de ménage, et tout le monde applaudit. Pourtant le principe est le même: devenir l'incarnation du bien en dénonçant le mal.
Cela dit, en lisant les extraits du livre et en commençant à le lire, j'admets qu'il n'est pas sans intérêt. Je reconnais le talent indéniable et aussi l'énergie bienfaitrice de Florence Aubenas. Elle est allée sur le terrain, elle!
Pour autant, on relève de nombreux détails qui marquent une distance extraordinaire entre la journaliste et les gens qu'elle décrit. C'est cette distance qui me choque ou plutôt m'étonne. La multiplication des "petits faits vrais", des "effets de réel" (les expressions employées par les gens, les anecdotes, les descrption des emplois, etc.), ne font pas vrai. Tout ça sonne faux.
La première visite au pole emploi est presque caricaturale. Un Persan du XVIIIe siècle n'aurait pas été plus étonné. Pourtant, florence Aubenas n'est pas une persane imaginaire, ni une bourgeaise du XVIe arrondissement. Elle est journaliste.
Et pourtant je me suis levée tôt
Pour avoir essayé de le faire, je sais qu'il est difficile de parler de précarité. Le blog équilibre précaire, que j'ai co-animé avec plusieurs autres blogueurs m'a permis de toucher du doigt les nombreux écueils qui attendent ceux qui cherchent à décrire le réel des précaires.
J'ai lu le livre d'Elsa Fayner Et pourtant je me suis levé tôt. Elle a réalisé la même expérience que Florence Aubenas. Mais il n'y a pas tout ce tintouin autour du déguisement. Pas tout ce pathos, ce larmoyant qu'on trouve dans l'écriture de Florence Aubenas. Et, le livre d'Elsa Fayner alterne les récits et l'analyse. Une façon de prendre du recul.
Mais, paradoxalement c'est cette prise de recul qui nous rend le monde des précaires plus proche, alors que l'immersion de Florence Aubenas nous la rend distante d'eux.
photo: Florence Aubenas dans le Nouvel Obs