Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le déguisement de Florence Aubenas

florence_aubenas.jpgQuelque chose me met mal à l'aise dans le dernier livre de Florence Aubenas, où la journaliste est devenue femme de ménage pour décrire la vie des travailleurs précaires.

Je ne saurais trop définir ce qui me dérange. Elle a tout fait pour paraître proche de ces personnes. Hélas, elle donne le sentiment d'en être très loin.

Paradoxalement lointaine

Certains journalistes on critiqué sa façon de travailler: se déguiser en femme de ménage pour enquêter "à hauteur d'homme", comme elle dit.

Je me demande si ce n'est pas cela qui, paradoxalement, nous rend Florence Aubenas si éloignée de ceux qu'elle décrit. Paradoxalement parce que, ayant vécu au milieu d'eux, elle devrait nous apparaître comme l'un d'eux, l'un de nous. Mais pas du tout. Au contraire, le fait de devoir se déguiser pour paraître crédible en femme de ménage est, justement, ce qui la rend peu crédible.

En fait, je crois que cette question de la mise à distance est essentielle. Comme au théâtre où la scène permet au spectateur de réfléchir, la mise à distance narrative suscite la réflexion. Au contraire, dans son enquête Florence Aubenas nous empêche de prendre de la distance. Du coup, la seule chose qu'on voit, c'est la narratrice, qui n'a rien d'une femme de ménage.

Le problème va bien au-delà de la personne de Florence Aubenas, connue pour être une journaliste intègre. Pourquoi certains journalistes ont-ils l'air de découvrir un quotidien qui n'a rien d'étrange, puisque c'est le nôtre? Mais pas le leur, semble-t-il.

 

Pourquoi se déguiser?

En fait, on se demande si le livre de Florence Aubenas ne nous renseigne pas plus sur la coupure entre les élites et le peuple que sur le travail précaire...

Dans les années 50 ou 60, les journalistes étaient moins diplômés. Ils allaient volontiers sur le terrain, et rencontrer des ouvrier faisait partie de leur métier. Alors, qu'est-ce qui est passé par la tête de Florence Aubenas pour se dire que la seule façon d'entrer en contact avec "ces gens-là", ce serait le déguisement?

La distance entre Florence Aubenas et les travailleurs précaires saute aux yeux en regardant la Une que le Nouvel Observateur lui consacre. La journaliste y sourit, triomphale, comme une actrice promise à l'Oscar après une performance. Les journalistes commentent la prouesse de leur consoeur: le CV maquillé, le déguisement réussi, l'épreuve des six mois de travail précaire. Une enquête qui fera date.

 

Devenir l'incarnation du bien

Quand BHL va dans un pays en guerre pour faire un reportage, tout le monde le critique. Et voilà que Florence Aubenas se déguise en femme de ménage, et tout le monde applaudit. Pourtant le principe est le même: devenir l'incarnation du bien en dénonçant le mal.

Cela dit, en lisant les extraits du livre et en commençant à le lire, j'admets qu'il n'est pas sans intérêt. Je reconnais le talent indéniable et aussi l'énergie bienfaitrice de Florence Aubenas. Elle est allée sur le terrain, elle!

Pour autant, on relève de nombreux détails qui marquent une distance extraordinaire entre la journaliste et les gens qu'elle décrit. C'est cette distance qui me choque ou plutôt m'étonne. La multiplication des "petits faits vrais", des "effets de réel" (les expressions employées par les gens, les anecdotes, les descrption des emplois, etc.), ne font pas vrai. Tout ça sonne faux.

La première visite au pole emploi est presque caricaturale. Un Persan du XVIIIe siècle n'aurait pas été plus étonné. Pourtant, florence Aubenas n'est pas une persane imaginaire, ni une bourgeaise du XVIe arrondissement. Elle est journaliste.

 

Et pourtant je me suis levée tôt

Pour avoir essayé de le faire, je sais qu'il est difficile de parler de précarité. Le blog équilibre précaire, que j'ai co-animé avec plusieurs autres blogueurs m'a permis de toucher du doigt les nombreux écueils qui attendent ceux qui cherchent à décrire le réel des précaires.

J'ai lu le livre d'Elsa Fayner Et pourtant je me suis levé tôt. Elle a réalisé la même expérience que Florence Aubenas. Mais il n'y a pas tout ce tintouin autour du déguisement. Pas tout ce pathos, ce larmoyant qu'on trouve dans l'écriture de Florence Aubenas. Et, le livre d'Elsa Fayner alterne les récits et l'analyse. Une façon de prendre du recul.

Mais, paradoxalement c'est cette prise de recul qui nous rend le monde des précaires plus proche, alors que l'immersion de Florence Aubenas nous la rend distante d'eux.

 

photo: Florence Aubenas dans le Nouvel Obs

Commentaires

  • Très joli billet, Eric. Tu résumes bien le malaise que tu as ressenti à la lecture du livre. J'ai eu un peu la même impresison en lisant les articles, mais je ne suis pas allé plus loin et sans lire le livre, difficile de savoir. Mais en effet, ça me fait penser à ceux qui allaient passer une nuit avec les sdf au bord du canal st martin. L'impression que c'était un efort surhumain pour eux, alors qu'il s'agit juste de dormir sous une tente.

    Il y a un décalage clair entre les médias et les milieux populaires. Les journalistes appartiennent à la classe moyenne.

    Ceci dit, il y a une précarisation des choses. Peut-être pas à Libé, mais en presse régionale, et notamment hebdomadaire, tu as des tas de journalistes payés au lance-pierre pour une masse de boulot formidable. Eux sont plus proches de la population. Mais ils ne sont pas des stars comme Florence Aubenas.

  • Ton utilisation du mot "déguisement" dit tout ! Mais pourquoi donc utiliser ce mot ? Est-ce qu'on dit d'un homme en costume-cravate qu'il se "déguise" en ministre ? L'une comme l'autre utilisent les codes de leur milieu. En cela Florence Aubenas respecte ceux dont elle veut parler, elle ne se déguise pas. Elle utilise aussi sa petite notoriété pour dénoncer des choses : qui peut la critiquer ?

    BHL est allé au Pakistan enquêter sur la mort de Daniel Pearl. Il en est sorti un livre formidable qui nous a aidé à bien comprendre ce qui se passe là-bas. Florence Aubenas s'est elle arrêtée à Caen. Elle fait un long reportage pour dire ce qui se passe chez nous. Avec un peu de chance, elle ouvre les yeux de ceux qui refusent de voir cette réalité. Si la presse nous offrait plus de reportages comme cela plutôt que de nous bassiner avec les états d'âme de Bayrou, elle irait peut être mieux non ?

  • @Le chafouin,

    C'est pour ça que je parle de "certains journalistes". Car je n'ignore pas la précarité qui touche la profession elle-même (mais cette précarité empêche de parler de précarité, car on ne peut pas dénoncer dans un journal la précarité des stagiaires que l'on embauche!)

    Mais j'insiste sur la difficulté à parler de précarité: Aubenas a au moins essayé.

    @Didier,

    Tu noteras que ma critique est nuancée; je reconnais le talent de Florence Aubenas.


    Tant mieux si tu trouves ça intéressant: je le répète, je ne trouve pas cette expérience totalement mauvaise.

  • Moi ce malaise je le ressens à chaque qu'un journaliste prend la parole.
    Oui, il y a une vraie distance, et j'ai le sentiment que ces gens là vivent dans leur monde à eux, avec leurs amis qui sont comme eux. Ce n'est pas une question de niveau social, mais une question de sens de l'observation : ils ne voient pas les choses, ne ressentent pas les choses, ne vivent pas les choses comme le reste de la population.
    Car ils vivent dans un microcosme qui observe tout de loin, qui traque la polémique et l'info sensationnelle, si bien qu'ils ne voient plus l'ordinaire sous leurs yeux !
    S'il n'y a pas un chiffre à côté de leur femme de ménage, du voisin qui promène son chien, du soulard du bar voisin... ils seront invisibles !
    Ils ne font pas partie de leurs "relations"... Il ne sont donc pas en relation avec le vrai monde. Seulement avec d'autres journalistes qui observent le monde avec la même distance.

  • Je ne lis pas les commentaires ci-dessus.
    Ce qui m'intéresse dans l'expérience d'Aubenas, c'est justement aussi les réaction du microcosme journalistique, justement comme si descendre dans le réel était presque plus valeureux que d'aller à Kaboul. Les réactions des Princes de la Profession nous dévoilent comment ils voient notre réalité !
    :-))

    [J'ai prévu d'acheter le livre. J'y ajoute celui que tu indiques et aussi celui sur le journaliste SDF volontaire que j'avais loupé à sa sortie et dont le nom à l'instant m'échappe ! :-)) ].

  • "Mais en effet, ça me fait penser à ceux qui allaient passer une nuit avec les sdf au bord du canal st martin."

    N'importe quoi. Elle l'a fait pendant plusieurs mois, ça a plus grand chose à voir avec quelques bobos qui vont se donner l'impression d'être dans le camp du bien parce qu'ils dorment une nuit le long d'un canal.

    Sinon, j'ai pas lu le livre, seulement entendu parler. Et le billet me semble bien spécieux. Si la forme n'est pas à la hauteur comme tu l'écris, reste un point essentiel : Aubenas est la seule à avoir fait cela. Le jour où toute la profession aura le cran d'aller bosser comme femme de ménage, on pourra reprocher à Aubenas de surjouer son rôle. C'est loin d'être le cas pour l'instant, hein… Et elle a au moins ce mérite, Florence : montrer à toute une corporation endormie et ronronnante qu'il est encore possible de faire ce métier avec ambition.

    Dernier point : jouer un rôle, ce n'est pas nouveau. Marc Boulet et Gunther Walraff (auteur du très grand "Tête de Turc") l'ont, entre autres, fait par le passé. Certains leur ont aussi reproché de se déguiser, mais ce sont les mêmes qui n'auraient jamais osé prendre de tels risques. C'est plutôt ça que je trouve révélateur.

  • J'ai acheté le livre, pas encore lu. Je ne suis pas sûre de comprendre ton point de vue ? Tu penses qu'un journaliste n'a pas à se "déguiser" pour rendre compte du "réel" ?
    Pourtant, d'autres l'ont fait et même très bien (cf. "Tête de Turc" de Gunther Wallraff)

  • Bonjour Eric

    Je ne sais pas si tu as déjà lu les livres de Gunther Walraff http://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%BCnter_Wallraff que je conseille à toutes et tous ("Tête de turc" et surtout "La Vérité comme une arme").

    La méthode du déguisement y est je crois la même. Elle est toujours critiquée par ceux que ça dérange en montrant une vérité crue, souvent niée et cachée. De la même façon est critiquée la méthode de la caméra cachée.

    Le malaise qu'on peut comme toi ressentir à la lecture de l'expérience Aubenas est sans doute l'accueil trop chaleureux qui lui est fait. Comme si les journalistes, qui se sont tellement éloigné du peuple ouvrier et employé* (malgré leur précarisation croissante) cherchaient ainsi inconsciemment à se racheter de leurs "péchés" en encensant celle qui a osé.

    Zgur

    * (1) lire et offrir "les intellos précaires" de Anne et Marine Rambach http://www.amazon.fr/intellos-pr%C3%A9caires-Anne-Rambach/dp/2213609276

    (2) anecdote datant des émeutes de banlieue (entendue sur RTL "On refait le monde" à l'époque): une journaliste française justifiait le fait qu'elle n'avait pas pu aller enquêter à Aulnay sous bois parce que aucun taxi n'avait accepté de l'emmener là-bas. La journaliste russe en poste à Paris (Youlia Kapustina) y était allée, elle, ... en RER ! C'est peut-être un cas isolé mais symptomatique, je crois.

  • Les journalistes sont des gens comme les autres qui vivent comme les autres et pas dans un terrain à part appelé Microcosme d'où ils observeraient les autres… Ceci pour répondre à Xavier. Il ne faut pas confondre quelques vedettes de la télé et le reste de la profession.

    J'imagine que si Florence Aubenas a éprouvé le besoin de se teindre les cheveux et de mettre des lunettes, c'était parce qu'elle craignait d'être reconnue, elle a eu un temps une image très médiatique. Si elle y avait été es qualité de Florence Aubenas, aurait-elle pu mener cette même enquête ?

    Anne Tristan a passé un an au Front national, elle s'est déguisée elle aussi, a changé son identité pour mener son enquête. Ça donné un bouquin très intéressant, et qui explique de l'intérieur les rouages de la montée de l'extrême droite.
    http://www.fondation-copernic.org/spip.php?article118
    Sa démarche journalistique, comme celle de Florence Aubenas n'est pas moins valable. Cela fait parti de ce métier. Et si Florence Aubenas avait fait la même enquête sans partager un temps le quotidien de ces personnes, qu'en aurait-on dit ?

    Concernant les émeutes de banlieues, je connais de nombreux journalistes qui ont traversé le périph (et ce d'autant plus facilement qu'ils habitent dans ces coins-là). Mais je connais aussi une rédaction qui a refusé d'envoyer sa journaliste, parce qu'une femme, en banlieue, c'est dangereux (la même rédaction en chef qui l'avait envoyée couvrir des armées rebelles en Afrique…). La journaliste fulminait, mais ce sont des garçons qui sont partis…

  • Excellemment dit. Le terme "déguisement", avec l'oscar attendu, est bien trouvé. Un peu Charlize Théron dans Monster, on part d'une société de casting, pour redescendre vers la réalité, en se grimant. Il y a un côté performance dans cela qui peut rendre mal à l'aise, comme si aller vers le vrai, c'était s'amocher.

    (je signale ce lien aussi : http://www.lejardindedb.fr/Comment-survivre-a-Ouistreham-en)

  • Je trouve son initiative pétrie d'arrogance. Comment peut-elle nous faire croire qu'elle a pu ressentir ce que c'est d'être une femme de ménage ?
    Florance Aubenas savait à chaque instant que dans quelques mois elle retournerait au journal. D'autre savent à chaque instant qu'ils n'ont aucune autre perspective pour les 20 années suivantes.

  • Je vais essayer de lire les 2, le Aubenas et celui d' Elsa Fayner. Je comprends tout à fait ce que tu dis autour de la rupture des élites et des "vrais gens", ça fait des années que le fossé se creuse, et que même les journalistes ne se rendent pas compte du quotidien de certains.
    Je pense tout de même que le travail de F.Aubenas vaut plus que celui de BHL qui ne sait se déplacer "sur le terrain" qu'avec une cohorte qui invalide tout réalisme.

  • @Monsieur Poireau,

    Oui, les réactions sont aussi intéressantes.

    @JBB,

    Tes remarques sont justes. Un détail: F Aubenas n'est pas la première à mener une enquête auprès des précaires. Je cite le livre d'Elsa Fayner qui me parait plus intéressant.

    @Mip,

    Ce sont des impressions: le projet d'Aubenas reste intéressant, malgré tout.

    @Zgur,

    Se déguiser pour inflitrer un milieu difficile, d'accord, mais pour aller à l'ANPE, c'est too much!


    @Akynou,

    Merci pour le commentaire.


    @Balmeyer,

    Un lien intéressant; mais ma critique est moins radicale, j'espère.


    @Paul,

    Il est difficile de savoir ce que ressentent les autres. Essayer de le faire est une initiative intéressante.

    @Océane,

    Oui, je n'aurais pas dû parler de BHL. Mais on en a tellement parlé qu'il devait me rester en tête...

  • J'allais faire la même remarque que Zgur. Sur le plan de la méthode, assez peu citée dans les interviews (télé et radio) que j'ai entendues d'elle, Aubenas n'a rien inventé : c'est la méthode dite du "sous-marin", inventée par Wallraff en Allemagne. Reprise aussi par ex. dans les 90's par un journaliste anglais qui avait infiltré une agence mannequin un peu olé-olé.

    C'est aussi, on l'oublie un peu vite, la méthode courante de tas d'émissions, façon caméra cachée, pour nous révéler les turpitudes de tel ou tel secteur, commerce, etc.

    Moi, c'est cet oubli qui m'a d'abord dérangé. Sur celui que tu cites, Eric, je saisis ta gêne. Il y a du vrai dans ce que tu dis, et combien de fois n'ai-je moi-même ressenti ce décalage, notamment à l'approche des "grandes rédactions" parisiennes. Des équipes plus préoccupées de suivre les éternuements de tel ministre, que les aléas de la vie quotidienne de leurs compatriotes... Il suffit de noter les salaires des "grands journalistes" et patrons de presse, pour comprendre ce phénomène de mimétisme : on a les soucis de sa classe sociale!

    Venant d'Aubenas et de son propos, j'y vois moins de la suffisance, que l'envie de comprendre une réalité différente, cachée, oubliée. La question à se poser (pourquoi une vie de smicard est aujourd'hui un tropisme?), l'est à nous tous en fait. La crise actuelle a cela de féroce, notamment dans les médias, qu'elle "démocratise", pour ainsi dire, la "norme du smicard". Beaucoup découvrent leur pays et son train de vie, en ce moment.

    Assez pour réduire cette distance, voire cette fracture entre les grands médias et la société? Je préfère miser sur le rôle de cette "autre presse" (en ligne, indépendants, blogueurs, etc.), bien inscrite dans la réalité du pays, et apte à mieux rendre compte de ses problèmes.

  • bon billet. merci à balmeyer pour ton lien !

  • @Laurent,

    "Venant d'Aubenas et de son propos, j'y vois moins de la suffisance, que l'envie de comprendre une réalité différente, cachée, oubliée."

    D'accord, et je crois l'avoir un peu dit dans le billet.

    J'ajoute qu'en écrivant sur le sujet pour le blog "équilibre précaire", j'ai ressenti la difficulté de l'exercice.

    Comme précédent j'avais en tête aussi un bouquin paru aux Etats-Unis il y a quelques années.

  • C'est vrai que ma réaction a été "radicale" et pas très nuancée... Je l'assume. L'angle que vous avez choisi pour traiter ce sujet est très différent du mien, et j'adhère sans réserve à vos propos.

    Ce n'est pas tant le travail de Florence Aubenas que je critique, même si je n'approuve pas du tout la méthode. Le suivisme confraternel qui s'est manifesté dès la parution des "bonnes feuilles" dans le Nouvel Obs m'a semblé beaucoup plus critiquable que la démarche déjà bancale de la journaliste. Il est vrai que j'ai réagi en me référant à mon environnement immédiat : être journaliste, quel que soit le media pour lequel on travaille, c'est très souvent subir, pendant de longues années, une situation extrêmement précaire. Ce qui m'a fait sortir de mes gonds, c'est bien le décalage entre cette vitrine des medias et les coulisses qu'elle dissimule. Une réaction egocentrée ? Certainement. Je côtoie trop de gens qui font le même métier que Florence Aubenas et qui ne s'en sortent pas pour pouvoir saluer son "immersion". Je croise trop de femmes de ménage, de remplaceurs de bouteilles d'eau, de livreurs de capsules de café, de réparateurs d'ascenseurs, de coursiers, de serveurs à la cantine, de stagiaires et de salariés en CDD pour ignorer qu'ils sont remplacés tous les trois mois, qu'ils ne parlent jamais du lendemain et que chaque fin de mois est toujours pour eux une épreuve à laquelle ils ne peuvent échapper.
    Que Florence Aubenas ait choisi de s'isoler et de partir en "terra incognita" pour rendre compte de la situation de toutes ces personnes, soit. Je ne dirai pas encore une fois ce que j'en pense. Que tous les medias (journaux, télés, radios, web) se soient extasiés devant une démarche qui n'a rien ni de neuf, ni d'exemplaire, c'est en revanche extrêmement inquiétant. Et, tant pis mon jugement est perçu comme "radical", le fait que ces mêmes medias rapportent sans prendre le moindre recul des propos comme "Je n'étais jamais allée aussi loin", "J'ai utilisé mes économies parce que je ne pouvais pas vivre du seul salaire que je touchais" ou, pire encore, "J'ai arrêté l'expérience dès qu'on m'a proposé un CDI pour ne prendre le travail de personne", c'est grave, très grave. Florence Aubenas s'est laissé étourdir par sa surexposition médiatique, au point de dire des choses extrêmement choquantes ; les journalistes qui l'ont interviewée se sont laissé aveugler au point de ne plus être capables de faire la part des choses...

    Bien sûr, rendre compte de la pauvreté dans laquelle vivent des millions de Français, c'est louable, il faut le faire... et de nombreux journalistes le font quotidiennement. Mais malheureusement, et même si son livre semble être un succès de librairie, il ne me semble pas que Florence Aubenas ait réellement atteint son but. Et ses confrères des grands medias, à trop vouloir l'encenser, l'ont certainement desservie.

  • @DBArdel,

    Oui, je crois que le plus critiquable c'est la réaction des autres journalistes. C'est ce qu'il faudrait étudier en premier.


    Quand je dis que ta critique est radicale, c'est que tu réagis sur des "détails" mais au fond tu as raison.

  • @Eric : ce qu'il faudrait étudier en premier, me semble-t-il, c'est le sujet du bouquin à savoir les travailleurs précaires.
    Je ne dis pas que le débat sur la forme est totalement inutile. Mais façe à cette misère, il apparait quand même quelque peu secondaire...

  • "Aubenas n'a rien inventé : c'est la méthode dite du "sous-marin", inventée par Wallraff en Allemagne. " ldupin

    Il ne faudrait pas oublier notre grand ancien et tellement actuel, George Orwell avec ses deux bouquins:

    - Dans la dèche à Paris et à Londres (Down and out in Paris and London)en 1933 http://fr.wikipedia.org/wiki/Dans_la_D%C3%A8che_%C3%A0_Paris_et_%C3%A0_Londres

    - Le Quai de Wigan (en anglais The Road to Wigan Pier)en 1937 http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Quai_de_Wigan

    Orwell reconnaissait que, malgré ses déguisements pour aller rencontrer les vagabonds ou les ouvriers, il ne pouvait totalement se dégager de son physique et de son élocution de personne "éduquée" (ne pas oublier que le société anglaise est une société de classes très structurée, surtout à l'époque d'Orwell et que la façon de parler vous situe très facilement sur l'échelle sociale).

    Une nouvelle occasion de lire (ou relire) Orwell.

    Paz y Salud !

    Zgur

  • @Zgur,

    J'ai lu Dans la dèche à Paris et à Londres et j'ai eu l'impression qu'Orwell racontait sa vie.

  • Sans lire les autrs commentaires et sans n'vaoir pas lu le livre d'Aubenas non plus, je voudrais te dire, Eric, que sur le coup je te trouve bien maladroit.
    Que tu n'aies pas aimé le livre, soit, chacun est libre.
    Mais que tu repproches à une journaliste de transformer son apparence pour passser inapercu pour faire une enquête de terrain me semble un peu fort de café. D'autant qu'il faut quand même se rappeler que sa tronche fut exhibée quelques temps.
    Maladroit de la comparer à BHL. CVomparaison vaine et tirée par les cheveux tout de même.
    Si au moins tu étais allé cherché le meileur exmple, comme cet Allemand qui se fit passer pour un Turc i y a une vingtaine d'année pour dénoncer la maltraitance des Turcs sur le marché du travail allemand (parond je ne me souviens plus du nom du journaliste.. mais en francais le livre était bien "Tête de Turc" non ?
    Et on ne peut mnon plus lui reproché le choix éditorial de la photo de l'article.. chacun son travail non ?
    Alors, on attend que tu réflñechisse un peu plus profondément sur le fait que le livre ne t'aies pas plu.
    Et si j'étais un ami proche, je te dirais dans les yeux : qu'est ce qui ne t'as vraiment pas plu à toi, persdonnellemnt dans le livre, quel sujet delicat il aborde et qui te dérange toi (et pas forcément les autres) ?

  • @BertranD,

    Comme je l'écrivais au début du billet, je ne sais pas exactement ce qui me gêne dans ce projet.

    Maintenant, après les commentaires je le sais: c'est la réception du livre, les congratulations des professionnels.

  • Bonjour,

    je n'ai pas lu le livre de Florence Aubenas... c'est effectivement l'accueil qui est peut-être choquant, cette façon de saluer avec une certaine condescendance ce travail, sans parler du fond.

    Parce que la méthode ne me choque absolument pas. C'est Günter Wallraff, le journaliste allemand spécialiste de ce genre "d'infiltration" qui peut en être considéré comme le père. Il a écrit deux très beaux bouquins, l'un sur la vie d'un turc en Allemagne, l'autre d'un SDF. A relire !

  • Je me rappelle que dans les années 80, le magazine Actuel avait fait scandale avec un article rédigé par un journaliste, blanc, qui s'était "déguisé" en maghrébin pour chercher du boulot.

  • Un avis interessant de Jack Dion dans Marianne de cette semaine "La nouvelle affaire Aubenas"

    Il dit avec raison que "Si Aubenas se nommait Nasebau, son livre serait probablrement passé inaperçu" (comme celui d'Elsa Fayner ?)

    Et conclue ainsi :

    "Si le journalisme est menacé, ce n'est pas par ce genre d'expérience exceptionnelle, au sens littéral du mot, mais par la floraison du journalisme de connivence et de complaisance propre à cette bulle politico-mediatique malade de la consanguinité de caste. Aujourd'hui, la presse remplace trop souvent la plongée dans le réel par l'immersion dans le superficiel, le copinage et l'échange de bons procédés."

    Communiquer ou informer, that is the question !

    Arf !

    Zgur

  • @Zgur,

    J'ai lu cet édito: mais la conclusion ne va-t-elle pas dans le sens de la connivence qu'il vient de dénoncer?

  • votre analyse est très intéressante, et les coms tout autant.
    Pour ma part je ne lirais pas ce livre, ce qu'il y décrit ne m'interesse pas. N'appartenant pas à la classe des privilégiés, des nantis et des élites, que pourrais-je y découvrir. En réalité à qui s'adresse ce livre ?
    et il y a une différence entre elle et les gens dont elle parlent qui me semble devoir en réalité dénaturer cette immersion dans un milieu donné : Aubenas elle ne faisait qu'une expérience, sachant que sa vraie vie était ailleurs. je crois que sa perception des choses est forcément tronquée.

  • J'ai commencé la lecture et effectivement, elle marque bien la distance qui existe entre sa vie et celle des précaires.
    Ce qui est amusant, c'est la manière dont tous ces journalistes de bureau commentent "l'exploit professionnel" de l'une d'entre eux.
    Elle note d'ailleurs dans les interviews combien il serait pour elle impossible de faire ce travail dans la presse ou en magazine.
    Je la trouve méritante (c'est mon a priori positif !) de vouloir rompre la distance. J'en reparlerais peut-être !
    :-))

  • je travaille dans ce milieu, enfin on parle de nous , et elle n'invente rien, d'ailleurs depuis mes différents clients me regardent avec plus de respects, et celà fait un grand bien MERCI Mme AUBENAS
    JEANNIE

  • Merci, Eric

    Vous avez écrit, en mieux, ce que j'aurais pu écrire.

  • Je viens de lire le livre et je comprends maintenant ce malaise qui me paraîssait bizarre au 1er abord. Pour moi, ce n'est pas l'accueil de la presse qui est le problème, mais bien la réelle distance entre EUX et ELLE dans l'expérience. Cela m'a gêné constamment à la lecture. Ce NOUS et EUX devient insupportable, cette observation d'en haut démontre la coupure et le manque d'altérité. Cependant, elle aura essayé et c'est tout à son honneur, elle décrit bien sûr aussi des réalités, surtout du fonctionnement de Paul En Ploie, mais la distance est bien là ... hélas.

  • Réflexion faite, et en regardant la chose du point de vue de l'éditeur (qui a financé la publication du livre, et donc l'enquête d'Aubenas), je me dis que cette fameuse distance n'est pas simplement un problème qui gâche un peu le livre, mais probablement la raison d'être même du livre. L'enquête par immersion dans le "petit peuple", c'est un genre qui n'est pas souvent pratiqué (l'exécution est difficile, la réception risquée), mais qui existe bel et bien. Tiens, qu'on se souvienne de Claude Sarraute en caissière de grand magasin, et des polémiques autour du bouquin qu'elle en avait tiré ! Ou encore du "blog d'une caissière", qui n'était pas tant le journal tenu par une hôtesse de caisse lambda, au jour le jour, pour se défouler, mais un projet d'édition depuis le départ.

    (Tout cela n'enlève rien au talent de journaliste de Florence Aubenas, d'ailleurs. C'est juste que ceux qui s'offusquent qu'on critique son livre sur ce point précis de distance sociale, du "eux et nous", sont plus que jamais à côté de la plaque.)

  • (je profite de ce dernier commentaire pour signaler le décès de DBardel, qui a fait le long commentaire un peu plus haut, suite au lien que j'ai indiqué ici vers son site. Une pensée pour elle...).

  • Tiens, le commentaire d'Irène m'amène à rebondir.
    C'est amusant de faire un parallèle avec cette blogueuse qui racontait son quotidien et à qui ça vient de valoir un licenciement. Que penses-tu, Eric du parallèle avec Aubenas ? :-))

  • @Balmeyer,

    Une pensée, oui.


    @Irène,

    Oui, cette distance entre elle et eux, elle est un peu la même que celle entre eux et nous. Il suffit d'avoir un bac +5 pour se sentir "loin du peuple"...

  • @ Éric : Il suffit... Oui et non, je dirais. D'autres éléments culturels (au sens où les anthropologues emploient ce mot) peuvent entrer en jeu. Il se trouve que j'ai un bac +5, mais que je me sens parfois bien plus éloignée de gens censés appartenir à ma propre classe socio-économique que d'un collègue qui n'a que le CAP et qui est entré dans la fonction publique comme gardien-concierge. C'est que je ressent une affinité fondamentale avec les gens qui ont de la curiosité et de l'ouverture d'esprit, et que ces qualités-là ne sont pas limitées à une classe sociale, voire à un niveau d'éducation.

    Il faut dire que mon grade actuel n'a rien à voir avec la formation que j'ai pu suivre à l'université : je suis fonctionnaire, mais en tant que simple employée, non comme cadre. Ce qui ne veut pas dire que je ne perçois pas une différence cruciale entre les gens observés par Aubenas au pôle emploi, d'ailleurs, mais que pour moi, la différence est entre ceux qui sont assuré du lendemain (emploi stable) et ceux qui vivent dans la précarité.

    Par ailleurs, je connais des gens qui travaillent dans l'édition, le spectacle ou la traduction et qui sont des intellos précaires, jamais assurés si dans trois mois ils auront un job leur assurant le paiement du loyer. Mais du point de vue des normes sociales, ces précaires-là sont considérés comme inclus dans le "nous" par rapport aux "eux" des travailleurs en supermarché ou sur les chantiers. La ligne de démarcation, dans ce cas-là, est sans doute le rapport à la parole, au discours, à la possession de certains outils intellectuels et linguistiques. Ceux qui travaillent avec leur intellect sont supposés appartenir à une classe/caste différente que ceux qui travaillent de leurs mains, même si leur situation économique objective n'est pas meilleure.

  • "Mais du point de vue des normes sociales, ces précaires-là sont considérés comme inclus dans le "nous" par rapport aux "eux" des travailleurs en supermarché ou sur les chantiers. "


    Oui, c'est exactement ça le problème: un problème de représentation. L'intello précaire a une représentation valorisante de ses "jobs de merde" alors que l'ouvrier qui gagne mieux sa vie serait sensé se sentir moins valorisé.

    Sinon, je te rejoins sur ta distinction du début de ton paragraphe. Mais on pourrait poser la question à Aubenas: peut-être se vit-elle comme une précaire.

  • billet très intéressant je vais donc lire le livre pour m'en faire une idée propre

Les commentaires sont fermés.