Ce matin, j'ai croisé Youcef dans un café, et, encore une fois, il m'a raconté son histoire. Toujours de la même façon. Toujours avec ces mots: c'est du français mais la syntaxe, non.
Si vous voyez ce que je veux dire: cette sorte de créole rocailleux des hommes de l'Europe centrale. Le français, pour eux, c'est comme une trame, sur laquelle ils plaquent des mots, leur vie même.
Ils sont arrivés en France du fait de catastrophes historiques multiples. Mes grands-parents aussi, les vôtres peut-être, et tous ceux qui avaient perdu une partie de leur patronyme.
Je voudrais parler de Youcef, mais sans qu'on puisse le reconnaître*. Pour lui, c'est important qu'on ne sache pas son nom. Et, d'ailleurs, son nom, son prénom, je m'y perds: longtemps j'ai cru que son prénom c'était son nom.
Bref, Youcef parle très mal français. C'est pourquoi, après avoir discuté des dizaines de fois avec lui, avoir entendu son histoire, je ne suis toujours pas certain de l'avoir comprise.
En gros, il s'agit d'une histoire liée à son patronyme, justement.
Youcef a près de 70 ans. Il vient d'un pays qui a récemment explosé. Youcef l'a quitté depuis des années, pour l'Allemagne, puis la France.
Et, récemment, il a vu son passé resurgir. Si je comprends bien, c'est une histoire de fichier sur lequel son nom s'est retrouvé. « Mais c'est pas moi, c'est comme mon nom, mais c'est pas moi. » Et, insiste-t-il, je n'ai pas tué, violé personne, heureusement.
Bref, chaque fois que Youcef me raconte son histoire, c'est-à-dire chaque fois que je le croise, il revient sur ce moment où la justice de son pays d'origine a failli le rattraper. Enfin, pas lui, un autre.
Il m'explique que rien de tout cela ne serait arrivé sans Internet. C'est à cause d'Internet qu'on est tous fichés, me dit-il. Avant les années 90, on ne savait rien de tout ça.
Quand son nom s'est retrouvé sur les fichiers des services secrets de son pays, il a craint pour sa sécurité. Aujourd'hui encore, même après avoir discuté avec lui, je ne suis pas sûr de savoir ce qu'il voulait dire. Il ne peut pas s'empêcher d'en parler.
Youcef appartient à une ethnie très minoritaire dans son pays. Et ce point à aussi son importance. Youcef a débuté une recherche généalogique au début des années 90, justement. Avec ou sans Internet, je ne sais pas. Et c'est à la suite de cette recherche qu'il a compris qui il était, qu'il appartenait à cette ethnie.
Il a alors voulu voyager, à la rencontre de ses racines. C'est alors que, raconte-t-il, son nom s'est trouvé sur ces fiches. Il a alors immédiatement renoncé à ses idées de voyage.
Aujourd'hui, Youcef vit dans un petit appartement HLM. Chaque fois qu'il me croise, chaque fois qu'il croise quelqu'un qu'il connaît, il raconte cette histoire.
Cette histoire que je ne suis pas sûr de comprendre. Et que lui ne comprendra jamais.
*j'ai modifié son prénom: il ne s'appelle pas Youcef.