Aujourd’hui, on n’a qu’un mot à la bouche : la croissance. Chacun l’espère « forte, vigoureuse et durable ». Le ministre de l’Economie, bien sûr, mais aussi tous les hommes politiques. Les médias, eux aussi, peinent à faire une place aux idées contraires à celle de croissance.
J’ai réuni ici trois articles du Monde parus le 24 septembre dernier. Ils traitent des mouvements « anti-consommation ». Et ils le font sur le mode de la dérision, ce qui est assez rare pour un quotidien aussi austère.
Ces articles sont précédés
1) d’une petite réaction d’humeur émanant de votre serviteur et
2) d’une interview de Bruno Clémentin, une des personnalités du mouvement anti-consommation qui a aimablement répondu à mes questions.
Enfin, je cite un article de Vincent Cheynet, Rédacteur en chef de la revue La Décroissance. Très intéressant également, le commentaire de Sébastien Darsy, auteur du Temps de l'anti-pub, interviewé par Le Monde et qui critique le travail des journalistes.
1. Réaction
Comment Le Monde a « rétréci » les décroissants
Pour vaincre un adversaire, l’important est de bien choisir ses armes. C’est vrai pour les gladiateurs, les judokas mais aussi les journalistes. Ainsi, face à un adversaire de petite taille, une accusation insidieuse suffira.
Un adversaire de taille moyenne aura droit à quelques agressions choisies : faible présence dans les médias, généralement en bas de page et avec des photos ratées, dénigrement systématique, réfutation de ses thèses, si possible en les déformant. Enfin, l’adversaire de grande taille, l’Ennemi avec un grand E, méritera la riposte maximale : une campagne de presse dans tous les médias.
Mais il y a des adversaires beaucoup plus petits. Des pucerons idéologiques, des microbes politiques. Avec eux, on se contente de pichenettes. On s’amuse de leur faiblesse. Récemment, Le Monde a corrigé l’un d’entre eux. Il a publié une enquête (citée à la fin de notre article) sur les mouvements « anti-consommation », encore appelés « décroissants ». A la façon du Monde : une page pour tout comprendre. Mais, à la fin, on n’a pas compris grand chose. En revanche, les « anti-conso », qu’est-ce qu’ils ont pris !
Penchons-nous sur les armes qu’utilise la journaliste pour « rétrécir » les décroissants.
Ironiser
L’ironie ! Arme terrible. Pour Le Monde, toute l’ironie tient dans la titraille. « Les anti-consommation veulent changer le monde hors des partis » affirme le gros titre. Changer le monde ? Rien que ça ! Hors des partis ? D’accord : ce sont des utopistes. Donc pas dangereux. Passons. Les intertitres parachèvent le travail : « marqueurs et nez de clown » et « "zapping" des engagements ». Avec de tels jalons, le parcours du lecteur est tout tracé. Il n’a qu’à suivre le chemin qu’on lui indique.
L’ironie se doit d’être subtile. Elle agit par « petites touches ». Pas de lourdeurs. Compris ? Jugez : « Dans cette cantine où l'on se sert soi-même dans la cuisine, une trentaine de jeunes, passent la soirée à discuter des faucheurs d'OGM, de la flambée du prix du pétrole et de l'huile végétale, qui peut "remplacer l'essence de nos voitures sans problème». » Le tout est de savoir utiliser les guillemets. Ce sont bien des militants qui soutiennent que l’huile végétale peut "remplacer l'essence de nos voitures sans problème", et pas moi, semble nous dire la journaliste.
Plus loin, le passéisme des anti-conso est surligné au marqueur : « Depuis les années 1970, les livres de chevet n'ont pas changé : La Société du spectacle, de Guy Debord ; 1984 , de George Orwell. » Le problème est que la journaliste se contredit trois lignes plus loin : « Autre élément déclencheur : la parution de l'ouvrage No logo, de la journaliste canadienne Naomi Klein, qui fustige la "tyrannie des marques" . » Tant pis ! Disons : depuis la parution de No logo, les livres de chevets n’ont pas changé… selon Le Monde.
Encore un peu de passéisme et de don quichottisme ? « Armés de marqueurs indélébiles, de tracts réalisés sur leurs ordinateurs individuels, portant parfois des nez de clown, ils remettent en cause la société de consommation, dans la lignée des mouvements de Mai 1968, mais dans un contexte économique infiniment plus difficile que celui qu'ont connu leurs parents. » A en croire Le Monde, ces « décroissants » (qui ont horreur que Libération, autre quotidien de référence, les nomme ainsi) sont de vrais enfants, ou tout bonnement des plaisantins.
Ne pas informer
Proposer une enquête sur les « anti-conso » sans expliquer précisément ce qu’ils sont, sans rien dire des présupposés théoriques qui guident leur action, et en se bornant à raconter de façon pittoresque leur façon de manifester, c’est très fort ! C’est exactement ce que fait la journaliste du Monde.
Ainsi, le lecteur qui cherche à connaître les idées des militants anti-consommation sera déçu. Dans tout l’article, on ne relève que deux phrases vaguement explicatives : « Contre le productivisme, ils dénoncent une société fondée sur une consommation exponentielle dont la seule référence est la croissance » et a décroissance est « le concept définit la volonté d'en finir avec la croissance économique, perçue comme la source de catastrophes écologiques et sociales ». Voilà, c’est tout. Pour en savoir plus, voyez la bibliographie. Elle est fournie avec. Merci ! Pas de quoi !
En réalité, cette absence d’éléments de réflexion cache quelque chose : un vrai débat. Il oppose les tenants du « développement durable » et ceux de la « décroissance soutenable ». Mais, officiellement, comme souvent, il n’y a pas de débat. Le « développement durable » est la seule opinion « soutenable ». Difficile de s’y opposer. Surtout dans Le Monde…
Dénigrer gentiment
Un peu moins subtil que l’ironie, l’emploi de termes péjoratifs. Attention, pas de méchanceté ! Ce n’est pas nécessaire !
Pour parler des différents groupes de militants, la journaliste emploi le terme de « mosaïque de tendances ». Entre ces groupes « les frontières sont floues et mouvantes, les liens multiples et informels ». Pour résumer, il s’agit d’une « nébuleuse ». Tout ça reste très flou ! Ou plutôt, c’est clair : avec ces termes péjoratifs on veut nous faire entendre que ces gens ne sont pas très sérieux parce qu’ils n’ont pas une place assignée dans l’échiquier politique. Un indice : dans un local associatif, « Sur les étagères proprettes, on trouve pêle-mêle les écrits des penseurs de la "décroissance, etc. » Si en plus ils laissent traîner leurs bouquins…
Autre moyen de dénigrer : insister sur l’aspect « ludique » du mouvement. Le mot apparaîtra entre guillemets : c’est encore plus « ludique ». Et ça montre qu’on n’est pas dupe. Que tout ça n’est qu’un jeu. Bien sûr, certains « décroissants » sont pauvres (« pauvres ») sans l’avoir vraiment choisi, mais puisqu’on vous dit que ça n’est qu’un jeu…
Voici, pour finir, une jolie énumération : « Parmi les anti-consuméristes coexistent des écologistes purs et durs, qui vivent sans voiture, sans télé, sans réfrigérateur ; des anarchistes nomades ou squatteurs ; des procéduriers, coutumiers des prétoires. » Décodons. Ecologiste pur et dur : baba cool attardé. Anarchiste nomade ou squatteur : SDF. Procédurier, coutumier des prétoires : délinquant.
L’essentiel, on l’aura compris, est de dénigrer, mais gentiment. Sans hargne, car ce n’est pas la peine. La hargne, on la réservera pour les vrais ennemis.
Eric Mainville
2. Interview
Bruno Clémentin : « Les journalistes ont du mal à parler de décroissance »
Bruno Clémentin est membre du collectif Casseurs de pub. Il fait partie du comité éditorial de la revue La Décroissance. Il est cofondateur de l'Institut d'études économiques et sociales pour la décroissance soutenable (IEESDS). Il est également comédien.
Quelle a été la réaction dans les milieux proches de la Décroissance à la lecture des articles du Monde du 24 septembre dernier ?
Il y a eu pas mal d’échos. Dans l’ensemble, les gens sont contents qu’on lise le mot « décroissant ». Mais ils sont surpris. Ils ne se reconnaissent pas trop dans ces articles. Ils se demandent quels sont ces gens qu’on interviewe et en quoi ce qu’ils disent a à voir avec la décroissance.
Quelles sont les principales critiques que vous feriez concernant ces articles ?
Il me semble qu’ils mélangent un peu tout. Ils présentent le mouvement comme s’il était quelque chose d’uniforme. Des personnes sont interviewées, on ne sait pas trop pourquoi. La journaliste a dû entrer dans un magasin bio, elle a vu des clients et elle en a conclu : « c’est ça les décroissants ». On a un peu l’impression de lire un micro trottoir fait par un élève de 5ème ou de 6ème. C’est un peu court. Au final, l’ensemble remplit quasiment une page du Monde mais c’est vraiment du papier gâché.
Vous voulez dire, du point de vue écologique ?
Non, du point de vue intellectuel.
Peut-on dire que le journaliste du Monde est ironique à l’égard des anti consommation ?
Bien sûr. Nous ne sommes pas pris au sérieux. La journaliste parle des marqueurs, des nez de clown : c’est un peu léger.
Pourquoi, selon vous, les journalistes ne vous prennent-ils pas au sérieux ?
Actuellement, tout le monde pense à travers des schémas de croissance économique. Dans une rédaction comme celle du monde, très peu de journalistes traitent de sujets sous l’angle de la décroissance.
De quel traitement les mouvements « décroissants » font-ils l’objet dans les médias ?
Quand nous menons des actions, les médias en rendent compte. Ca a été le cas, par exemple, lors de la marche pour la décroissance en juin dernier. Mais ça ne suscite pas une grande réaction. La décroissance n’est sans doute pas un sujet qui donne lieu à actualité.
Les journaux n’abordent pas la question de la décroissance parce que c’est contre leur intérêt ?
Non, ce n’est pas contre leur intérêt, mais la logique dans laquelle sont pris les journalistes fait qu’ils ne peuvent nous traiter que par la dérision. En général, ils ont du mal à parler de décroissance. Libé, par exemple, nous traite de tribu. Ca n’est pas très sérieux.
Quel poids représente les mouvements décroissants ?
J’estime qu’il y a en France 500 000 personnes qui vivent proprement, c’est-à-dire sans trop polluer, si on comptabilise les gens de Greenpeace, Sortir du nucléaire, Silence, Nature et progrès, La décroissance… Nous vendons 15 000 exemplaires en kiosque de la revue la Décroissance, à quoi s’ajoutent 5500 abonnés et 2000 ventes militantes.
Propos recueillis par Eric Mainville
3. Documents : trois articles du Monde et un article de Manière de voir
Les anti-consommation veulent changer le monde hors des partis
LE MONDE, 24 septembre 2005
Jeanne, 23 ans, fait partie de ceux qui ont commencé à tracer leur engagement politique à coups de marqueurs, barrant rageusement les publicités du métro parisien, à l'hiver 2003. Dans un restaurant associatif à peine plus grand qu'un local de syndicat universitaire, en plein coeur du quartier de Belleville, à Paris, elle est accoudée à une longue table en bois rafistolée et se souvient de sa première "action directe" : "J'étais impressionnée et excitée. J'avais enfin trouvé le moyen d'agir politiquement sans qu'un autre le fasse à ma place."
Dans cette cantine où l'on se sert soi-même dans la cuisine, une trentaine de jeunes, de 20 à 30 ans pour la plupart, passent la soirée à discuter des faucheurs d'OGM, de la flambée du prix du pétrole et de l'huile végétale, qui peut "remplacer l'essence de nos voitures sans problème" . Ils font partie de RAP (Résistance à l'agression publicitaire) ou de mouvements libertaires.
Ici, il arrive que l'on croise d'autres militants anti-consuméristes, ceux qui organisent les opérations de barbouillage de panneaux publicitaires, des actions de boycott, le dégonflage des pneus de 4 × 4 ou participent aux parodies de messes en pleine rue, dans une imaginaire "église de la Très Sainte Consommation".
Depuis la fin des années 1990, ces groupes tels que les anti-4 × 4, qui militent contre les véhicules tout-terrain en ville, Vélorution, qui plaide pour le remplacement de la voiture par la bicyclette, ou Chiche !, un groupuscule de jeunes écologistes, se multiplient, dessinant une mosaïque de tendances, à l'image des altermondialistes. Parmi les anti-consuméristes coexistent des écologistes purs et durs, qui vivent sans voiture, sans télé, sans réfrigérateur ; des anarchistes nomades ou squatteurs ; des procéduriers, coutumiers des prétoires.
MARQUEURS ET NEZ DE CLOWN
Leur point commun ? La volonté de militer à gauche "hors du carcan des partis" , pour se retrouver lors de manifestations avant tout "ludiques". Armés de marqueurs indélébiles, de tracts réalisés sur leurs ordinateurs individuels, portant parfois des nez de clown, ils remettent en cause la société de consommation, dans la lignée des mouvements de Mai 1968, mais dans un contexte économique infiniment plus difficile que celui qu'ont connu leurs parents.
Contre le productivisme, ils dénoncent une société fondée sur une consommation exponentielle dont la seule référence est la croissance. Depuis les années 1970, les livres de chevet n'ont pas changé : La Société du spectacle , de Guy Debord ; 1984 , de George Orwell. Mais, loin des barricades de Mai, ce sont désormais les mouvements anti-OMC de Seattle (1999) et anti-G8 de Gênes (2001) qui sont devenus les références fondatrices de ce nouveau militantisme. Autre élément déclencheur : la parution de l'ouvrage No logo , de la journaliste canadienne Naomi Klein, qui fustige la "tyrannie des marques" .
"Tous les opposants au néolibéralisme se retrouvent autour de la lutte contre la publicité, perçue comme le carburant du système capitaliste actuel", explique Sébastien Darsy, auteur du Temps de l'anti-pub (Actes Sud, 2005). Entre les anti-4 × 4, les anti-télé, les pro-vélo et les anti-panneaux d'affichage, les frontières sont donc floues et mouvantes, les liens multiples et informels.
"Les collectifs se créent, puis disparaissent, explique Ludovic Prieur, coordinateur du site Internet Hactivist News Service (HNS), l'une des sources d'information de ces groupes. Certains s'engagent dans la lutte anti-pub ; demain, ils seront des anti-4 × 4. On passe de territoire de lutte en territoire de lutte." De la même façon, les liens avec d'autres groupes européens semblables relèvent plus de relations interpersonnelles que de réseaux structurés et coordonnés. "Nous avons des relations ponctuelles, lors de l'organisation de certaines manifestations : l'Euro May Day -un 1er mai "dissident" contre la précarité-, la Journée sans marques ..., reprend Ludovic Prieur. Puis chacun repart chez soi. C'est une précarité positive !"
"ZAPPING" DES ENGAGEMENTS
Ce "zapping" des engagements reflète le fonctionnement de cette nébuleuse, comme si Internet venait transformer les formes traditionnelles du militantisme. "L'information circule très vite à l'aide de blogs, de newsletters, d'e-mails, explique Philippe Colomb, président de Vélorution. On prévient tout le monde et on agit." Mais la liberté de l'engagement a un prix : "Il y a beaucoup de turnover. Notre militance est difficile à tenir dans la durée" , déplore-t-il.
Ces militants volatils ont pourtant leurs élites. La tonalité libertaire est notamment donnée par Yvan Gradis, principal contributeur de la revue Le Publiphobe et cofondateur de RAP. Il suffit de passer au local de l'association, à Vincennes (Val-de-Marne), pour découvrir les autres référents. Sur les étagères proprettes, on trouve pêle-mêle les écrits des penseurs de la "décroissance", Serge Latouche, professeur de sciences économiques à l'université Paris-IX, François Brune, professeur de lettres, et Paul Ariès, professeur de sciences politiques à Lyon-II. Tous signent dans la revue publiée par Casseurs de pub, La Décroissance , dont le concept éponyme définit la volonté d'en finir avec la croissance économique, perçue comme la source de catastrophes écologiques et sociales. Ces auteurs sont les "anciens" du mouvement, selon Sébastien Darsy. "Ils ont posé des jalons intellectuels, et captent des jeunes, plus activistes."
Reste que les nouveaux venus ont innové, notamment en important les formes de militantisme "ludiques" d'Amérique du Nord : celles d'Adbusters littéralement, "casseurs de pub", précurseurs du détournement artistique des affiches publicitaires et celles de Reclaim the Streets, mouvement pour la "réappropriation des rues".
A leur manière, les nouveaux militants anti-consommation rappellent à tous crins leur besoin de fantaisie. Comme en témoignent Jean-Christophe, 28 ans, chômeur, aujourd'hui salarié de RAP, et Roger, 30 ans, ingénieur en électronique, licencié de son entreprise il y a quelques mois. Très investis dans le mouvement, ils se disent aussi membres de la "génération précarité».
Audrey Garric et Adeline Percept
Pour en savoir davantage
Ouvrages d'analyse sur ce type de mouvement :
La France rebelle, sous la direction de Xavier Crettiez et Isabelle Sommier, 2002, Ed. Michalon, 570 pages.
Le Temps de l'anti-pub, Sébastien Darsy, 2005, Ed. Actes Sud, 236 p.
Références idéologiques : No logo, la tyrannie des marques, Naomi Klein, 2000, Ed. Actes Sud, 574 p.
Démarque-toi ! Petit manuel anti-pub, Paul Ariès, 2004, Ed. Golias, 192 pages.
Putain de ta marque !, Paul Ariès, 2003, Ed. Golias, 526 pages.
Casseurs de pub, Raoul Anvélant, Paul Ariès, François Brune, Denis Cheynet, 2004, Ed. L'Aventurine, 300 pages.
Revues : Casseurs de pub et la décroissance ; Le Publiphobe.
Sites des groupes : http://www.casseursdepub.org
http://www.anti4x4.net
Les politiques traditionnels regardent avec circonspection ces actions qui frôlent parfois la désobéissance civile
LE MONDE, 24 septembre 2005
Les militants de l'anti-consumérisme se disent le plus souvent "de gauche" , en premier lieu proches des mouvances écologistes et anarchistes. Mais demandez à Bruno Clémentin, cofondateur de l'association Casseurs de pub, ancien membre des Verts, ce qu'il pense du Parti écologiste. Il vous répondra sèchement que celui-ci "n'est pas à la hauteur de ses ambitions" . Ou encore à Ludovic Prieur, coordinateur d'un site Internet anti-consumériste, Hactivist News Service, ce qu'il pense des partis classiques de gauche : "Je n'ai rien à voir avec ces gens-là."
La plupart des militants de ces groupes vous expliqueront ensuite que leur mode d'action leur permet d'échapper, justement, au "carcan des partis et des organisations politiques traditionnelles" , qui incarnent à leurs yeux l'immobilisme et le manque de radicalisme.
Dans un contexte de désaffection pour les formations politiques classiques, au moment où les rangs des adhérents sont clairsemés, les anti-consommation revendiquent une nouvelle forme de militantisme, débarrassée des rouages d'une structure officielle, simplifiée par la facilité de communication que permet désormais Internet.
De leur côté, les leaders politiques regardent les tenants de cette nouvelle action directe d'un oeil intrigué. A la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), Alain Krivine juge leurs actions "positives" , de même que Franck Pupunat, leader du courant Utopia, qui relaie ces idées au sein du Parti socialiste. Pour Sergio Corronado, porte-parole des Verts, "ces mouvements suscitent chez nous de l'empathie et une interrogation sur notre propre façon de faire de la politique. C'est une forme d'expression salutaire."
Plus sceptique sur ces nouveaux modes d'action cependant, Pirouli, un anarchiste de l'Offensive libertaire et sociale (OLS), affirme que l'action des anti-consommation ne peut pas remplacer un mouvement militant structuré : "Certains ont intériorisé le langage de la pub elle-même, qui consiste à dire : je peux barbouiller quand je veux, comme je veux. Aucune lutte ne peut fonctionner comme cela, sans continuité ", insiste-t-il. "D'ailleurs, les actions de masse des anti-consommation comme les barbouillages d'affiches de l'hiver 2003 qui se sont soldés par des arrestations ont été structurés par les intermittents du spectacle en grève et ceux qui ont lutté pour les retraites" , ajoute-t-il.
Ces clivages n'empêchent pas les organisations politiques essentiellement les Verts et les associations Attac de soutenir les anti-consuméristes dans le cadre de leurs actions légales. Ce mois-ci, cette dernière s'est associée à Casseurs de pub dans le Mouvement pour une rentrée sans marques, un appel au boycott des marques et à l'organisation de forums de discussion dans les écoles.
A titre individuel, la frontière est bien plus poreuse : certains militants encartés LCR, Verts, Attac et les libertaires structurés en groupes politiques participent aux actions coups de poing des anti-consuméristes.
Si elles sont illégales, les frondeurs sont appelés toutefois à se faire discrets : "Certains membres d'Attac, dans les groupes locaux, n'hésitent pas à participer à des arrachages d'OGM ou à des barbouillages , explique Thierry Brugvin, membre de la commission scientifique d'Attac, en charge du commerce éthique. Mais ils ne peuvent pas le faire au nom de l'organisation. Le débat sur la désobéissance civile n'a pas été tranché par le conseil national." Ni par le conseil national d'Attac ni par les instances dirigeantes des partis traditionnels. La question de la désobéissance civile semble dessiner le principal clivage entre les structures traditionnelles et ce nouveau militantisme.
Lors des actions, la discrétion des organisations traditionnelles arrange aussi des anti-consuméristes qui ont d'abord le souci de ne pas "se faire récupérer" . Mais certains groupuscules tentent, à l'inverse, d'influencer les partis par la diffusion des idées, voire par une technique d'entrisme, comme l'illustrent les propos de l'offensif président de Paysages de France, Pierre-Jean Lahousse : "Pour être efficaces et porter des coups à ceux qui menacent le paysage, certains de nos militants sont ouvertement Verts ou soutiennent d'autres partis écologistes. Nous sommes une machine de guerre."
Audrey Garric et Adeline Percept
Les Dégonflés ciblent les 4 × 4 avec "des méthodes de gosses"
LE MONDE, 24 septembre 2005
Le "sous-adjudant Marrant" a fixé le rassemblement des troupes dans un bar du VIe arrondissement de Paris. Le jour, le jeune homme de 28 ans qui s'est lui-même trouvé ce titre pseudo-militaire est étudiant. La nuit, il dirige un petit commando armé de pompes à vélo et de sacs de boue et affublé d'un drôle de nom : Les Dégonflés.
La troupe a sévi trois fois, dans les rues de Paris, au cours des deux dernières semaines. Leur cible ? Les 4 × 4, ces véhicules tout-terrain que l'on trouve désormais en pleine ville. Les pneus de vingt-deux 4 × 4 ont ainsi été dégonflés, lors de descentes organisées le 30 août et le 6 septembre. Une dizaine de 4 × 4 ont été maculés de boue, le 13 septembre.
Ce soir-là, la petite bande a choisi le lieu de l'attaque : le quartier Montparnasse. Sur le chemin, les jeunes gens scrutent les voitures et finissent par découvrir la cible idéale, un énorme Land Rover bleu métallisé. Quelques Dégonflés saisissent la boue à pleine main et en maculent les vitres et la carrosserie. "Puisque ces véhicules ne vont jamais à la campagne, nous allons la leur apporter" , proclame un jeune homme de 25 ans, barbe et cheveux longs, surnommé le "sur-adjudant Gachet".
Un tract parsemé de fautes d'orthographe est coincé sous l'essuie-glace : "Cette campagne utilise des méthodes d'action directe qui restent contestables . Il est clair que, dans une société de droit, il est préférable de ne pas se faire justice soi-même, considérons qu'il s'agit là d'une légitime défense."
Les cibles ont été choisies avec précaution, de préférence loin des habitations. "Nous n'avons pas envie de nous faire tabasser. Et puis, nous ne nous nommons pas Les Dégonflés pour rien !" , s'exclame Urbain. Le garçon, qui vient de débuter dans le groupe, a rencontré Eric, Lili, Julien, Guillaume, Mathilde et les autres lors des mouvements de protestation contre Jean-Marie Le Pen, le 21 avril 2002. Depuis, ils se sont croisés régulièrement au cours des manifestations anti-guerre et des mouvements étudiants de 2003. Cette galaxie de copains activistes a fini de se souder en participant aux actions antipub du métro parisien, qui ont valu à quelques-uns d'entre eux d'être condamnés par la justice en 2004.
LE "SUR-ADJUDANT GACHET"
Parmi eux, une vingtaine sont maintenant membres des Dégonflés. Et ils ont entre 20 et 33 ans. Essentiellement des garçons. Pour une grosse moitié, des étudiants parisiens en architecture, histoire, photographie ou... marketing. L'autre moitié travaille ou, plus souvent, cherche un emploi.
"Nous venons pour la plupart d'un milieu petit-bourgeois, excepté quelques-uns issus de familles plutôt défavorisées" , assure le "sur-adjudant Gachet". Leur leitmotiv : l'écologie et l'anti-productivisme, qu'ils déclinent de façon variée.
Les uns militent ou ont milité dans des partis politiques : au PS à la LCR ou encore à La Souris verte (écologistes). Les autres agissent au sein d'associations, notamment anti-automobiles. Et quasiment tous, aujourd'hui, se situent en marge de la politique traditionnelle, qu'ils jugent inefficace et à laquelle ils opposent l'action directe. " Nous voulons nous saisir de débats de société face auxquels les hommes politiques sont impuissants, pour les mettre sur la place publique et éduquer les gens , explique Eric, un rouquin de 32 ans sans emploi. C'est un beau symbole que de stigmatiser les 4 × 4 avec des méthodes de gosses."
Audrey Garric
Cap sur la décroissance
Vincent cheynet, rédacteur en chef du journal "la décroissance"
"Manière de Voir" n° 83, 26 septembre 2005
Alors que 20 % de la population mondiale utilisent 80% des ressources de la planète, la surconsommation des uns engendre la sous-consommation des autres. Il devient urgent d’imaginer des sociétés tournées vers la décroissance, qui optent pour la qualité et non pour la quantité.
PAR VINCENT CHEYNET (Rédacteur en chef du Journal La Décroissance)
AVEC LA CRISE du pétrole, et celle de l’eau, la croyance occidentale en un monde à la croissance et au développement économique sans limites constitue une terrible régression humaine et sociale. La crise environnementale qui en découle n’en est que la résultante matérielle.
Il faut se rappeler que, dans notre monde aux res sources limitées, 20 % de la population mon diale celle des pays riches utilisent 80% des ressources naturelles de la planète. Ainsi, toute sur-consommation des uns se fait au détriment des autres, et d’abord aux dépens des plus faibles.
Bien sûr, cela ne signifie pas qu’à l’intérieur des pays surconsommateurs il n’y ait pas des personnes en situation de sous-consommation. Et, a contrario, on sait qu’il existe toute une frange de la population des pays pauvres qui a déjà rejoint le mode de vie des sociétés de consommation.
Reste que l’idéologie de la croissance n’est pas seulement dangereuse pour la planète : elle constitue un extraordinaire phénomène de régression collective. Certes, le rejet de la société de, consommation ou du technoscientisme n’est pas un rejet de la consommation ou de la science en tant que telles, mais le refus d’une société qui vit dans l’inversion des valeurs.
La consommation est vue comme une fin en soi et non plus comme un moyen. La science ne repose plus sur le doute, mais est devenue une croyance. Nous vivons dans la profanation continuelle du sacré, c’est-à-dire des valeurs telles que le partage, la tolérance ou l’amitié, et dans la sacralisation du profane : la technique, la consommation ou l’argent.
Nous croyons être sortis des systèmes religieux, mais nous transférons inconsciem ment le sacré vers le profane. Nous sommes dans des sociétés de religiosité inconsciente.
Ainsi, les solutions promues par les gouvernants tiennent de la croyance absolue en la , toute-puissance de la technoscience pour nous délivrer de l’apocalypse écologique. Par exemple, l’avènement du moteur à eau qui défie les lois physiques est attendu. Le réacteur à fusion nucléaire ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor), rêve prométhéen de créer un soleil sur Terre, est loué par l’ensemble de la classe politique.
Autrement dit, à une problématique fondamentalement politique, culturelle, philosophique et spirituelle, nous n’avons de cesse d’apporter des réponses techniques. Et cette fuite en avant, caractéristique de la croissance, ne fait qu’aggraver la situation. Quant aux maquillages éthiques ou « verts », valorisés par notre système de communication, ils finissent inéluctablement par devenir la meilleure garantie de durée du système en lui épargnant toute remise en cause réelle.
En resituant clairement la solution technoscientifique comme secondaire, la « décroissance soutenable », elle, pose la question éminemment politique du partage et de la sobriété. Elle rouvre le champ de pensée.
CE CONCEPT oblige à sortir d’un système de pensée binaire, véhiculé par la télévision. La construction d’une réflexion complexe et nuancée exige du temps. Par exemple, les systèmes d’équilibre avec trois pôles deux points opposés et un point d’équilibre, les systèmes d’échelle des valeurs aptes à faire apprécier ce qui est le plus important, ce qui l’est moins, sans que le premier s’oppose au second, ne s’accordent pas avec le formatage de la pensée par la télévision et les médias de rapidité.
C’est particulièrement criant avec la décroissance. Dans son sens biblique, le pauvre était l’homme sobre, sa capacité d’autoi imitation le grandissait. Désormais nous ne voyons plus que la pauvreté entendue comme misère, s’opposant à la richesse.
Si nous nous extrayons de cette horreur binaire, nous comprenons que c’est la richesse qui produit la misère, que toutes deux sont liées et à combattre. évolution ne se situe pas dans la fuite vers la richesse afin de combattre la misère, mais dans une recherche d’équilibre, et dans la relativisation du matériel.
Mot-obus, la décroissance participe au réapprentissage de notre capacité à dire « non » et à la compréhension que le contre-pouvoir n’est pas en dehors, mais bien en plein cœur de la démocratie, une de ses composantes principales. C’est sans doute pour cela qu’elle rencontre un fort écho chez les jeunes (1).
La décroissance n’est pas l’inverse de la croissance.
Elle peut être vue comme un régime alimentaire, à l’échelle d’une communauté. L’objectif n’est pas de finir rachitique, bien sûr, mais de retrouver la ligne. C’est « maigrir pour embellir », pour pouvoir vivre bien et rétablir l’espérance de préparer un avenir viable et surtout désirable. Maigrir, dans ce sens, signifie aussi se « désencombrer » intellectuellement de l’idéologie de croissance et de ses systèmes de défense. « Décoloniser son imaginaire », comme le dit Serge Latouche.
L’AUTOMOBILE, LE TÉLÉPHONE portable, l’avion ou encore la télévision paraissent pour la majeure partie des personnes des objets indispensables. Ils nous semblent souvent aussi naturels que les arbres. Or cette société des objets est un phénomène marginal tant dans le temps que dans l’espace, et l’automobile, par exemple, ne s’est généralisée que depuis cinquante ans dans les pays riches.
Pourtant, ce mode de vie marginal exerce une pression insoutenable sur la planète. Non seulement il conduit à épuiser les ressources naturelles et à polluer notre environnement, mais, en plus, il exige de mettre en quasi-esclavage économique les habitants du reste du monde. Toutes les sociétés qui se sont laissé happer dans cette impasse sans réagir à temps se sont effondrées en détruisant leur environnement (2).
Malgré l’urgence de la situation, les partisans de la décroissance n’ont pas de « système clés en main » et ne souhaitent pas en concevoir.
Néanmoins, de multiples propositions existent, comme la création d’un RMA (revenu maximum acceptable), qui pourrait être par exemple de trois fois le SMIC, le développement d’une agriculture écologique, la « relocalisation » de l’économie, c’est-à-dire la décision de produire et de consommer localement, pour limiter les pollutions dues aux transports mais surtout pour redonner du sens social et culturel à la production.
Le renforcement des taxes douanières pourrait être instauré afin de réduire les flux de marchandises tant à l’importation qu’à l’exportation, et la hausse progressive des taxes sur les carburants serait indispensable pour tendre vers cet objectif.
On peut aussi citer la désindustrialisation au profit d’une économie fondée sur de petites entités de production, la sortie progres sive du tout-automobile et du mode de vie qui lui est lié (en anticipant les conséquences sociales de la fermeture des entreprises industrielles qui participent à sa production), le démantèlement du nucléaire civil et militaire, un nouvel aménagement du territoire excluant les mégalopoles et répartissant de manière équilibrée la population sur l’ensemble du territoire, etc.
Plus largement, nous pouvons imaginer nous diriger vers un modèle économique s’articulant sur trois niveaux. Le premier serait constitué par une économie de micro-marché évitant tout phénomène de concentration (ce serait la fin du système de franchise ou de la grande distribution). Une « économie des marchés » contre « l’économie de marché ».
Tout paysan, commerçant ou artisan serait propriétaire de son outil de travail, et ne pourrait pas posséder davantage. Il serait nécessairement le seul décideur de son activité, en relation avec sa clientèle, les entreprises plus importantes exigeant un modèle de gestion coopérative.
Le deuxième niveau comprendrait la production de biens et d’équipements indispensables nécessitant des investissements lourds, et pourrait avoir des capitaux mixtes privés et publics, contrôlés par le politique. Enfin, troisième niveau, les services publics de base, non privatisables : accès à l’eau, à l’énergie, à l’éducation et la culture, aux transports en commun, à la santé, à la sécurité des personnes.
Cet horizon utopique impose de sortir de l’idéologie d’un monde sans limites. Réhabiliter la nécessité de la loi comme celle d’un principe structurant fixant les limites et permettant à la démocratie de s’imposer face à la dictature de l’argent est une première étape incontournable.
Cette recherche d’autolimitation collective s’oppose radicalement au modèle ultralibéral, qui cherche à transformer la loi en simple contrat économique dont la finalité est de pousser à l’excès.
LIBÉRER LES MÉDIAS DOMINANTS de la tutelle des multinationales est une priorité. Il est évident qu’une société de décroissance n’émergera pas au travers du système médiatique actuel, qui ressemble davantage à un système de « crétinisation » qu’à un moyen d’information et de développement de l’esprit critique.
Une articulation entre les choix individuels et une construction collective, dans le cadre d’une démarche politique, se révèle indispensable.
Faute de cela, nous en resterions à des démarches individuelles volontaristes, certes honorables, mais qui ne dérangeront pas fondamentalement le rouleau compresseur de la société de consommation. Les chantiers de la décroissance, multiformes, sont ouverts.
Notes (1) Plus de mille personnes, dont une très large majorité de jeunes, ont participé à la marche pour la décroissance, du 6 juin au 3 juillet 2005. (2) Lire Franz J. Broswinner, Ecocide. Une brève his toire de l’extinction en masse des espèces, Parangon, Lyon, 2004.