Récemment, dans la rue, un clochard était assis à l'entrée d'une banque.
Les passants l'ignoraient. Un homme, la soixantaine, chapeau à larges bords, écharpe rouge, passe devant lui. Il soupire et détourne la tête. Peu après, un adolescent passe, jette un oeil au sac de couchage, mais ne manifeste aucune réaction.
Je ne peux m'empêcher de penser à la taille des écrans de télévision. Ont-ils une influence sur notre façon de voir le monde? Les jeunes générations, qui n'ont pas connu la vie sans les écrans, sont-ils plus froids, plus indifférents?
Voilà ce qu'écrit Jacques Ellul à propos de la télévision:
"Je vois, et forcément puisqu'il y a l'écran, je reste à distance. Et cela devient une attitude construite: tout ce que je rencontre dans la rue est de la même réalité que ce que j'ai vu sur l'écran. Lorsque je rencontre un mendiant ou un chômeur, je porte le même regard superficiel et désincarné que sur les squelettes vivants du tiers-monde que la télévision me montre périodiquement. C'est exactement l'extrême de la déréalisation: confusion du monde vivant avec le monde montré." (Le Bluff technologique)
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Commentaires
Le réel devient virtuel ou le virtuel devient réel?
Le cas de la distanciation face au réel (quoique l'exemple du clochard n'est peut-être pas le plus pertinent: on a tous tellement croisé de gens dans le rue qu'il y a malheureusement une part d'habitude dans l'indifférence) va aussi avec l'inverse: quand le virtuel devient réel. C'est en tout cas un lot commun employé par les médias. Après la tuerie dans une crèche en Belgique, les premiers commentaires ont souligné la ressemblance dans le maquillage entre l'assassin et le personnage de Joker dans Batman.
Les écrans sont-ils aussi plats que nos ressentis face à la misère du monde ?
:-))
N'est-ce pas plutôt cet état d'esprit qui vise à faire penser à nos concitoyens : "Si ce pov' type avait travaillé, il n'en serait pas là."
Là, le petit écran joue le rôle de diffuser de ces idées, malheureusement...
@Matthieu,
Quel état d'esprit?
D'accord avec votre réflexion. La phrase de Jacques Ellul est à rapprocher d'autres de Susan Sontag à propos de certaines photos de famines en Afrique. N'offrant aucune perspective de sortie du problème, elles rendent indifférents ou impuissants... donc on ne fait rien.
Quand j'habitais à Saint-Etienne, il y avait très peu de mendiant. Je tenais de ma mère de leur donner quasi systématiquement un peu de monnaie. En arrivant à Paris je me suis senti comme submergé. Comme pour certaines images de famine en Afrique, je me suis senti impuissant...
Il se trouve que j'ai des amis qui vivent très simplement, sans eau ni éléctricité dans le Finistère sud, en plein pays bigouden. Ils habitent une yourte. Il se lèvent dès qu'il fait jour, se couchent quand il fait nuit. Ils font des veillés, ils se racontent des histoires entre "yourteurs" du secteur. Il y en a pas mal en Bretagne.
Passer du temps chez eux est toujours enrichissant et incroyablement reposant. Au sens noble du terme. On se ressource à ne pas avoir d'écran à proximité : ni internet ni télé. Juste des personnes qui rient et échangent.
La vie sans écran nécessite du partage, de l'entraide, du lien pour se serrer les coudes et passer le temps. La consommation ? Quelle consommation ! Les besoins sont finalement très peu nombreux à y réfléchir d'un peu plus près...
Réflexion intéressante mais "à sens unique"... la télévision permet aussi de prendre conscience de certains maux de société et de déclencher des élans de solidarité - pour le tiers-monde comme pour les catastrophes naturelles - qui sans la TV ne verraient jamais le jour, ou alors à une échelle bien plus petite.
Ainsi la TV nous "détache" de notre propre contexte et en échange nous rapproche des contextes plus éloignés.
@Aurélien,
Oui, tu as raison!
Ellul est un auteur souvent considéré comme technophobe, et sur ce point là il ne faut peut-être pas le suivre.
Ce n'est sans doute pas l'outil qui est en cause; l'outil est relativement neutre. C'est la manière dont nous l'utilisons.
@ Aurélien : La télévision ne permet de prendre conscience de rien ! Elle met en scène de l'émotion. C'est la raison qui fait qu'un SDF qui passe à la télé est notre frère à tous. Un numéro de téléphone en bas de l'écran et notre SDF a dans l'heure un toit, un repas chaud et une petite amie pour la vie !
L'immédiaté et le besoin de rassembler le plus de téléspectateurs interdisent le temps de la réflexion, le recul necéssaire.
Aujourd'hui c'est la tempête, tous ces pauvres gens qui ont tout perdu (tu remarqueras qu'ils aiment beaucoup les pauvres à la télé, c'est fédérateur les pauvres). Hier, c'était Obama, le premier noir Président du plus grand des pays, un enfant pauvre (encore un !), multi racial et tellement charismatique. Et demain ? Demain ils trouveront un nouveau héros, une nouvelle histoire à feuilletonner pour captiver le "pauvre" téléspectateur. Et l'émotion là encore interdira toute mise en perspectives.
Personnellement, j'en apprends beaucoup plus sur la société lorsque l'électricité est coupée, que ma femme, et mes enfants, et mois, et le chien, on se parle en se regardant.
Lorsque les gens se retrouvaient pour parler, échanger, faire un loto, histoire d'occuper leurs soirées, ils en apprennaienbt bien d'avantage sur les maux de notre société qu'en fixante la lumière froide et hypnotique de leurs si pauvres écrans.
Je suis assez daccord avec Merlin pour le côté "mise en scène du jour" ! La télé est un cadeau, elle t'apporte un nouveau conte par jour…
:-))
:-D Oui, le cadeau du jour, c'est tout à fait ça !
la misère du monde est cathodique avant tout, donc banalisée, mais je ne suis pas sûre qu'il y a 40 ans, la chaland se sentait plus concerné par la misère qu'aujourdh'ui...
@Merlin:
Évidemment que la télévision met en scène, évidemment qu'elle biaise la réalité, évidemment qu'elle est perfectible, qu'elle ne détient pas la vérité absolue et que ses objectifs premiers ne sont que rarement ceux que l'on attend.
Cependant, pour reprendre tes exemples, s'il y a bien un biais dans le traitement médiatique de la tempête ou de l'élection d'Obama, il n'empêche que ces deux événements sont d'importance nationale et internationale et que sans la télévision de nombreux citoyens n'en auraient pas eu conscience ou si peu.
Rien ne sert de trop noircir le tableau. Même s'il s'agit d'une espèce en voie de disparition, il y a encore des gens qui savent l'éteindre, prendre du recul, faire la part des choses et "décrypter" le message. C'est la preuve que le défaut n'est pas que dans l'outil mais aussi - et je pense avant tout - dans la mauvaise utilisation qu'on en fait, sans doute par manque d'éducation, ou de sensibilisation, en ce sens.
C'est un média complet (information, divertissement, culture,...) à consommer avec modération et détachement, et qui effectivement ne doit pas remplacer les contacts directs familiaux, amicaux ou sociaux. C'est un média qui par définition ne pourra jamais satisfaire tout le monde et risque constamment la dérive. Soyons simplement vigilants.
Je ne regarde jamais la télévision et je vois la misère. Pourtant, je garde le plus souvent une distance, comme si la misère au fil des années s'était intégrée "au paysage". Et je me sens, bien sûr, coupable de cette attitude. Je ne sais plus par quel bout du cœur prendre la misère.
Je pense aussi, comme le coucou, qu'il s'agit au moins autant, si ce n'est plus d'une banalisation de ce phénomène. Et, si je ne devais, par ailleurs, que parler de moi, j'ajouterai que regarder un clochard me semblerait ajouter à son humiliation. Je n'ai pas un jugement moral sur une situation sociale de ce style, mais je crois qu'eux-mêmes se sentent déjà suffisamment humiliés comme ça. Les média, ou l'écran, ne sont pas toujours responsables de tout.
Avant les clochards nous dérangeaient, maintenant, ils font partie du paysage. Ils continuent peut-être de nous déranger, mais juste avant la banque, on en avait déjà croisé 2 ou 3 autres...
@ Aurélien : sur les millions de téléspectateurs en France, en Espagne et dans le reste de l'Europe ou peut-être du monde qui ont regardé cette ifo, combien sont-ils à avoir simplement regarder un film à grand spectacle ? L'immense majorité. Ils (je, tu, nous) regardent cette info et qu'en font-ils ? Rien. A quoi cela sert-il de regarder en boucle des arbres tombés au sol.
Je me le demande. Savoir et contempler, ce n'est pas la même chose.
La télévision, ne peut pas faire penser, réfléchir (hors mis à travers le débat, ce qui est comble télévisuel !), elle ne peut que montrer, mettre en scène, dans un opéra émotionnel !
J'ai travaillé trois ans à TF1 où j'écrivais et je dirigeais l'enregistrement des bandes-annonces avec d'autres rédacteurs comme moi. Mon travail consistait à dramatiser, impliquer le téléspectateur, l'entraîner invariablement sur le terrain de l'émotion, de l'incroyable. Evidemment, la chaîne (TF1, France Télévison ou M6, etc) ne vous le demande pas implicitement, simplement la seule solution pour être le plus efficace et attirer le téléspectateur, c'est cette attidude là.
Tu as raison, il faut savoir tenir ses distance avec ce média, savoir l'utiliser. Mais l'exercice est impossible pour le téléspectateur. Il est mené par ses émotions et cela rend forcément con.
Devant l'écran nous sommes tous cons
Merlin : j'aimerais bien en discuter par mail, si tu veux bien ! :-))
@Merlin:
"Mais l'exercice est impossible pour le téléspectateur. Il est mené par ses émotions et cela rend forcément con."
À un degré peut-être moindre n'est-ce pas le cas de tous les médias et de toute œuvre artistique? La "mise en scène" dont tu parles, on la retrouve un peu partout. Même en contact direct, nos sens, notre vécu, nos propres expériences filtrent la réalité. Nos émotions sont toujours à l'affût, en quelque sorte.
Maintenant c'est vrai qu'à la télé cette mise en scène est mise au service non seulement du message mais aussi, et surtout, du succès auprès de l'audimat.
@ Aurélien : il y a une très grande différence entre la télé et les autres média, et cette différence interdit ou corrompt (biaise, manipule, travestit ; je ne sais pas trop quel terme est le plus juste) la réalité.
Le montage, la mise en scène, le choix du cadrage, et de ce qu'on choisit de montrer ou de ne pas montrer "décide" à notre place ce que l'on va penser, ou plutôt "ressentir" de l'information qui nous ai présenté. Le journaliste choisit-il de s'attader sur le regard de l'enfant à coté du général qui parle, ou bien décide-t-il de rester cadrer en très gros plan sur le visage martial ?
Ce choix change tout, non ?
La différence avec tous les autres média, c'est la part de l'imaginaire qui nous est confisquée.
La radio ou la presse écrite nous présente un fait dans une dimansion, l'écrit ou la parole, et un auteur clairement identifié, celui qui écrit ou celui qui parle. C'est son point de vue qui nous ai donné. Et nous, face à cette information, nous imaginons, nous élaborons une pensée : la notre.
La télé nous présente un film, une histoire. Nous n'imaginons pas des paysages, des visages, une problématique, nous la voyons !
@Merlin:
"Ce choix change tout, non? La différence avec tous les autres média, c'est la part de l'imaginaire qui nous est confisquée. "
En effet, sur l'instant du visionnement en tout cas.
Je ne nie pas que la télévision soit plus pernicieuse que d'autres véhicules d'informations, mais je suis aussi convaincu qu'elle reste un outil maitrisable, non sans une certaine culture/éducation du décryptage, pour le spectateur.
Et je ne crois pas que nous ayons tous les mêmes dispositions qui feraient que d'un seul et même reportage nous retenions tous le même message.