Le magazine Challenges a consacré un dossier à Bernard Arnault, l'homme le plus riche de France. Une "enquête" sans la moindre révélation. C'est à se demander pourquoi est-il si difficile, voir impossible, d'enquêter sur le monde des affaires. A moins que les lecteurs de Challenges réclament ce genre de contes de fée modernes pour cadres supérieurs.
Si vous cherchez un scoop dans le dossier que le magazine Challenges consacre à Bernard Arnault, vous serez déçu. En 17 pages (y compris la pub), pas un coup de griffe, pas un soupçon d'enquête fouillée. Simple échange d'amabilité entre l'hebdo de l'économie et le propriétaire du quotidien de l'économie, Les Echos?
Entretien devant un Picasso
Pourtant, les auteurs de l'article attaquent fort, pour présenter le "long entretien, accordé devant un Picasso. Détendu, souriant, il répond à toutes les questions, même les plus sensibles, loin de l'image du personnage froid et distant qui lui colle à la peau."
En fait, les questions "sensibles" ont du passer à la trappe. Et même tout l'interview, car les citation de Bernard Arnault sont rares. Et, rassurez-vous, à peu près toutes sans intérêt. A trop bien communiquer, on finit par ne plus rien dire du tout.
Arnault, pas un héritier?
Dans l'interview, j'ai tout de même relevé une contre vérité: "Ce qui m'énerve dans ces classements sur les fortunes, c'est d'apparaître aux côtés de gens qui ont hérité ou spéculé. D'être présenté comme l'homme le plus riche de France et non comme celui qui a créé le numéro un mondial du luxe, créé des emplois, participé au rayonnement international de notre pays".
Or, si on consulte la fiche de M. Arnault sur le classement de Forbes, on constate que sa fortune a été héritée et qu'il l'a faite fructifier. Il est vrai qu'il est parti de 15 millions de $ et qu'il a amassé 25 milliard de $. Mais que serait-il devenu sans sa mise de départ?
Des phrases toutes faites
La suite de l'interview fourmille de phrases toutes faites...
Etait-il besoin de débourser 1,80 € pour lire cette révélation fracassante: «La phase actuelle de développement du groupe est pour nous aussi excitante que celle de la conquête initiale. Est-ce parce que nous avons changé ? Je crois plutôt qu'on ne peut développer que ce qu'on a d'abord conquis.»
Le ski sans tomber
Le dossier comporte aussi des citations de proches du milliardaire. Ils rivalisent d'amabilité.
«Il sait exactement ce qu'il veut, note un observateur. Et il est en situation de force : il a pour lui le temps et l'argent.» Ce qui est bizarre c'est que cette citation, comme beaucoup d'autres, est anonyme. Comme si on craignait de froisser l'homme le plus riche de France, même en lui lançant des compliments.
Jean Peyrelevade, un courageux, ose:
«Il mène ses affaires comme il skie : sans jamais tomber.»
"Il s'amuse"
Encore un anonyme:
«Ca l'amuse, note un banquier. Il a un sens inné du deal et raisonne différemment de la masse. Il a réalisé des gains importants sur des investissements dont vous n'entendrez jamais parler. Bien sûr, il y a parfois des steaks qui sont sortis brûlés. Il est capable d'en rigoler, mais il ne remettra pas les doigts dans la porte. Il est joueur, mais avec un risque limité. Il ne fera jamais banco.»
L'article insiste sur le côté joueur de M. Arnault. Tout ça, ça reste un jeu: où sont les employés licenciés, les fin de mois difficiles et ceux que le sympathique M. Arnaud a mis sur la paille?
Un philanthrope modeste
Autre point instructif: le dossier est truffé de vocabulaire technique (ou pseudo technique) du monde des affaires. On nous parle de private equity, de stock picking et autre holding. Le lecteur de Challenges connaît ça sur le bout des doigts. Pas moi...
Un portrait de milliardaire ne serait pas complet sans une allusion à sa philanthropie. Challenges nous révèles qu'il s'investit "à titre personnel, dans le mécénat médical. Mais il répugne à le faire savoir. «Je ne crois pas que ce soit bien d'en parler. Et puis, il se trouvera toujours quelqu'un pour prétendre que je me fais de la pub avec le malheur des autres.»"
Ca n'est pas bien d'en parler. En revanche, l'écrire dans Challenges, ça passe!
Quelle stratégie pour les Echos?
Le rachat des Echos, vu par Challenges:
"Pourtant, l'été dernier, il a donné le sentiment de trébucher. Après avoir englouti près de 150 millions d'euros pour redresser, sans succès, La Tribune, il s'en est délesté pour racheter Les Echos au prix fort. Ce qui, à ses yeux, devait être une promenade de santé s'est transformé en un éprouvant parcours du combattant. Les journalistes se sont mobilisés pour lui barrer la route, des centaines de responsables économiques et politiques ont signé une pétition appelant à l'indépendance de la presse, occupant des pages et brouillant son image. Quelle mouche avait bien pu le piquer, sinon celle qui taquine bien des tycoons, avides de posséder un empire de presse, signe ultime de leur puissance ?
Philippe Labarde, directeur de la rédaction de La Tribune à l'arrivée d'Arnault en 1993, l'avait pourtant mis en garde : «Il m'avait alors demandé à quelle heure de la nuit il pourrait voir la une. Je lui ai répondu : «Le matin, comme les lecteurs, ça vous permettra de bien dormir». Après, il m'a fichu une paix royale. J'étais serein : j'avais décidé de partir.» Cette première rebuffade à une question qui révélait plus une méconnaissance de la presse qu'une volonté d'intervenir ne l'a pas dissuadé, quinze ans plus tard, de replonger. Décodage d'un expert du dossier : «L'achat des Echos lui permet d'échanger un journal qui perd de l'argent contre un qui en gagne. Aujourd'hui, il est prêt à prendre son temps, soit pour sortir par le haut de son aventure dans la presse, soit pour construire un groupe puissant.» "
Je termine en disant que Bernard Arnault donne peu d'interviews. Il en avait accordé une l'an dernier à RTL. Une interview où le milliardaire n'avait rien dit de fracassant. Une marque de fabrique...
Sujets liés
- Rachat des Echos par Arnault: les journalistes européens critiquent
- Bernard Arnault et l'indépendance des Echos
- Le directeur des Echos s'en va
Commentaires
Ah si, il est possible d'enquêter sur le monde des affaires, mais pour Challenges, c'est absolument impossible d'admettre que ce monde est pourri jusqu'à la moelle. Ce serait comme si Valeurs Actuelles critiquait Sarkozy (et pas parce qu'il est trop mou). Mais Alternatives économiques, je pense qu'ils ne se gêneraient pas...
Je vois deux possibilités à la tiédeur de cette enquête: soit le journaliste de Challenges en charge de l'interview a justement été choisi en raison de sa proximité avec Bernard Arnauld, soit le milliardaire a fixé les règles clairement d'entrée de jeu: "Je vous fais l'honneur d'une interview mais en contre-partie, pas de question qui donne mal à la tête en échange". Après, rien qu'au vu de la couv' de Challenges, cette tournure de l'enquête était largement envisageable.
Deux possibilités :
- Challenges veut se faire racheter par Arnault
- le journaliste cherche une promotion aux Echos
A noter, en complément, que le magazine Challenges était "offert" dans un paquet avec le Nouvel Obs ces deux dernières semaines. Quand on sait les circonstances dans lesquelles Arnault a "pris" Moët Hennessy, Dallas n'est rien ! Mais restons zen.
Ce qui m'intéresse c'est de savoir quel est le moteur de ces gens ? Le pouvoir ? L'argent ? A quoi servent les 25 milliards accumulés ? Cela m'est étranger et je n'attends pas de Challenges qu'il me donne la réponse hélas.
Bon cela dit, merci Eric, tes propos sont salutaires
@Didier,
Oui, les motivations d'un Arnault sont intéressantes. Pas criticables en soi, au contraire. A condition, bien sûr, que la voracité ne s'accompagne pas de pratiques sociales déplorables...
@Lancelot,
Le dossier a été réalisé par plusieurs journalistes. Le but n'était pas de mettre en cause ces personnes, mais plutôt le ton, en général, des enquêtes sur le monde des affaires, en France.
Mais tu as raison de t'interroger sur le lien entre les Echos et Challenges.
@Abstrait,
Je n'imagine grand chose...
@Killcow,
Oui, Alternatives économique a une autre grille de lecture, plus "social démocrate".
Mais, même pour eux, le monde de l'entreprise est difficile à pénétrer.
Ils écrivent une belle histoire. C'est de la propagande. Ce qui est choquant, c'est d'appeler cela du journalisme.
Par contre, le role du journaliste est justement de pénétrer des milieux comme ceux la. Par exemple, le monde scientifique est aussi difficile à pénétrer. Mais comme il brasse moins d'argent, que les gens sont plus sages, personne ne se rend compte qu'il y aurait aussi des choses à dire. Et puis surtout, eux aussi veulent laver leur linge sale en famille.
@Castor,
Propagande, tu y vas un peu fort!
Cela dit, on se demande quelle est la frontière entre journalisme et communication...
Article non évènement pour candides!!! Que pouvons nous attendre en realité de cet exercice: nada, on ne devient pas homme le plus riche de France sans etre un tueur. Il a gagné plus d'argent a tuer ses paires qu'a licencier!!! En revanche il est a la tete de plus de 65000 emplois...dont une bonne partie a des niveaux de salaires " confortable"Alors???Il y a plus grave que ce capitaine d'industrie les combats incontournable sont ailleurs!
Je n'ai pas la possibilité d'acheter le numéro de Challenges (trop loin). Peut-être que ce que je vais écrire y est déja:
La fortune Arnauld doit quelque chose aux contribuables. En 1984 , il a racheté le groupe Boussac (tissages dans les Vosges, Dior ...) aux frères Willot en déconfiture, avec l'aide de l'Etat pour préserver les entreprises et les emplois industriels. Il s'est débarrassé des actifs industriels et les emplois ont disparu. Il a gardé Dior, qui est devenu la première pierre de l'édifice LVMH. Il a gardé aussi l'argent des aides.
Certes, il n'a rien fait d'illégal. Ca se passait sous le règne de Mitterrand 1e (Fabius son Premier Ministre), et le pouvoir républicain l'aurait certainement foudroyé s'il en avait été autrement.
@ebolavir,
Oui, il me semble avoir lu ces infos dans Marianne.
lire sur wikipedia: http://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_Arnault
Tres bon article ! Je ne lis pas Challenges (comprendre : je ne l'ai pas au CDI !) j'ai donc échappé à cette mascarade.
Il y a un moment où les journalistes devraient refuser de diffuser de tels articles complaisants. C'est contraire à l'éthique de la presse !
:-)