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André Gorz: penser le travail au XXIe siècle

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André Gorz: André Gorz, de son vrai nom Gerhard Hirsch, né à Vienne le 9 février 1923, mort le 22 septembre 2007 à Vosnon, est un philosophe et journaliste français.

Personnalité extrêmement discrète, il est l'auteur d'une pensée qui oscille entre philosophie, théorie politique et critique sociale.

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Samedi, j'ai assisté à une rencontre-débat sur André Gorz, organisée à la Cité européenne des Récollets (Paris Xe). Une bonne façon de découvrir ce penseur, mort en septembre dernier, et injustement méconnu.

La réflexion d'André Gorz porte notamment sur le travail. On y trouve une critique du productivisme et des réflexions sur le travail précaire.

Ce point, en particulier, a retenu mon attention, en tant qu'administrateur d'Equilibre précaire. Il évoque la montée du travail précaire (dans une interview filmée, diffusée pendant la conférence de samedi). L'interview date de 1988. Elle prévoit que les emplois sous qualifiés sont les seuls à croître en nombre. Il s'interroge sur la coexistence entre une partie de salarié à emploi stable, reconnus dans leur statut, et une frange, de plus en plus large, de salariés précaires, qui font le sale boulot et n'ont pas un égal accès à la formation professionnelle. Une inégalité qui, à terme, pose la question de la démocratie.

Je suis allé à cette rencontre également pour voir Jean Zin. Ce penseur écologiste a un blog: ça mérite d'être signalé. Jean Zin a connu André Gorz. Il a insisté sur son livre Misères du présent, richesse du possible (commenté par Toni Negri). Un livre à découvrir. Les thèmes développé par André Gorz: changer le travail, libérer le temps et garantir le revenu. J'avais déjà évoqué Jean Zin (et André Gorz) à propos d'un billet sur le revenu citoyen.

577735177.jpgMarc Kravetz, le grand reporter, journaliste à France Culture, était aussi présent. Il a raconté le jeune Gorz, disciple de Sartre. Une anecdote: dans une conférence de Sartre, le jeune homme interpelle le philosophe sur un point précis de l'Etre et le Néant. Sartre avait totalement oublié ce passage, ce qui lui a fait dire qu'André Gorz connaissait mieux son oeuvre que lui-même.

Kravetz nous a conseillé de découvrir Le traître, écrit à l'apoque sartrienne. Un livre comparé aux Confessions de Rousseau par Marc Kravetz, "et je pèse mes mots", a-t-il précisé. Si ça ne vous donne pas envie de le découvrir...

Lire aussi: André Gorz sur wikipedia

 

 

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La dernière Interview d'André Gorz (Nouvel Obs)

 

Le Nouvel Observateur. - «Ecologiste avant la lettre», comment définissez-vous l'écologie?

André Gorz.- De toutes les définitions possibles, j'aimerais privilégier d'abord la moins scientifique, celle qui est à l'origine du mouvement écologiste, à savoir le souci du milieu de vie en tant que déterminant de la qualité de la vie et de la qualité d'une civilisation. Les premières grandes manifestations de ce souci se sont développées en Amérique du Nord, puis au Japon, puis en Allemagne, d'où elles ont gagné le reste de l'Europe. Elles ont pris la forme de mouvements de protestation, souvent violemment réprimés, contre la confiscation de l'espace public par des méga-industries, des aéroports, des autoroutes qui venaient bouleverser, bétonner, techniciser le peu de milieu «naturel» qui restait et répandre des polluants et des nuisances.

La résistance des habitants à cet envahissement de leur milieu de vie n'était pas une simple «défense de la nature». C'était une lutte contre la domination, contre la destruction d'un bien commun par des puissances privées, soutenues par l'Etat, qui déniaient aux populations le droit de choisir leur façon de vivre ensemble, de produire et de consommer.

N. O. - En 1972, lors du grand débat organisé par «le Nouvel Observateur» sur le thème «Ecologie et révolution», vous écriviez: «L'écologie est une discipline foncièrement anticapitaliste et subversive.» Le pensez-vous toujours?

A. Gorz.- L'écologie politique ne peut rien être d'autre. Elle est née en 1972 précisément, à la suite d'un rapport de scientifiques britanniques, «Blueprint for Survival», et d'un rapport commandité par le Club de Rome. Il avait en français pour titre «Halte à la croissance». Il soulignait l'urgente nécessité d'une rupture avec l'industrialisme et cette religion de la croissance qui est inhérente au capitalisme. Dans l'excellent petit livre, purement factuel et richement documenté, «le Développement durable. Maintenant ou jamais», que Dominique Bourg et Gilles-Laurent Rayssac viennent de publier chez Gallimard, vous pouvez lire des phrases comme celle-ci: «L'ampleur du changement environnemental tout autant que l'épuisement des ressources fossiles imposent une transformation rapide et radicale de nos modes de production et de consommation, mais aussi de notre organisation sociale.»

Ils «imposent» une réduction drastique de la production et de la consommation matérielles. Or, comme le notent les auteurs un peu plus haut, «la création de valeur, condition du dynamisme de nos sociétés, est nécessairement liée à la croissance des flux de matières et d'énergies».

Vous ne pouvez pas avoir un capitalisme sans croissance ni, a fortiori, un capitalisme de décroissance. Le profit, la «valeur» sont impossibles sans la circulation de marchandises substantielles, détachables de leurs producteurs. La décroissance, dans «nos» économies, a un nom: la dépression. Vous ne pouvez pas vouloir la réduction des flux de marchandises matérielles sans vouloir une économie radicalement différente de celle-ci, une économie dans laquelle le but premier n'est pas de «faire de l'argent» et dans laquelle la richesse ne s'exprime ni ne se mesure en termes monétaires.

Ceux qui, comme Serge Latouche, appellent la «décroissance» ne veulent ni l'austérité ni l'appauvrissement. Ils veulent avant tout rompre avec l'économicisme, attirer l'attention sur le fait qu'à la base de toute société, de toute économie il y a une non-économie, faite de richesses intrinsèques qui ne sont échangeables contre rien d'autre, de dons sans contrepartie, de gratuité, de mises en commun. L'informatisation, l'automatisation, l'élimination du travail matériel par l'immatériel annoncent un avenir qui pourrait être celui de la non-économie. C'est dans cette optique qu'il faut saisir l'importance des conflits dont les échanges gratuits sur le Net sont l'objet.

 

N. O. - Est-ce que l'écologie est à vos yeux porteuse d'une éthique?

A. Gorz.- C'est ce que soutient Hans Jonas quand - je simplifie grossièrement - il écrit que nous n'avons pas le droit de compromettre la vie des générations futures dans l'intérêt à court terme de la nôtre. Je n'aime pas l'approche kantienne de Jonas. Il en appelle au sens de la responsabilité de chacun, individuellement. Mais je ne vois pas comment des choix individuels changeront «rapidement et radicalement» notre modèle de consommation et de production. D'autant que ce modèle a été conçu et imposé précisément pour étendre la domination du capital aux besoins, aux désirs, aux pensées, aux goûts de chacun et nous faire acheter, consommer, convoiter ce qu'il est dans l'intérêt du capitalisme de produire.

Il y a longtemps que la production de l'utile et du nécessaire a cessé d'être le ressort de la croissance. Les besoins sont limités, les désirs et les fantasmes ne le sont pas. Dans les années 1920 d'abord, les années 1950 ensuite, le besoin qu'avait l'industrie de produire plus l'a emporté sur le besoin des gens de consommer plus et motivé le développement d'une pédagogie - le marketing, la publicité - qui «crée de nouveaux besoins dans l'esprit des gens et fait augmenter leur consommation au niveau que notre productivité et nos ressources justifient». Ce texte est de 1957.

Les consommateurs et la production doivent être mis au service du capital et non l'inverse. Le lien entre la création de valeur et la création de richesse est rompu: n'est reconnu comme richesse que ce qui peut s'exprimer et se mesurer en argent. Les biens communs ne sont évidemment pas dans ce cas. Les services collectifs sont à abolir dans la mesure où ils freinent ou empêchent la croissance de la consommation individuelle. Celle-ci s'adresse, par le marketing, au désir secret de chacun d'échapper au lot commun, de se distinguer des autres et non d'avoir et de satisfaire des besoins communs à tout le monde. Edward Bernays, le neveu de Freud, qui a inventé le marketing moderne dans les années 1920, avait bien compris que le consommateur individualisé est le contraire du citoyen qui se sent responsable du bien commun, et que les couches dominantes pourraient être tranquilles aussi longtemps que les gens se laisseraient persuader que les biens de consommation individuels offrent des solutions à tous les problèmes.

Vous voyez donc qu'une éthique de la responsabilité suppose beaucoup de choses: elle suppose une critique radicale des formes insidieuses de domination qui s'exercent sur nous et nous empêchent de nous constituer en sujet collectif d'un refus commun, d'une action commune. Il faut évidemment que la critique radicale ne s'accompagne - comme chez Naomi Klein dans son «No logo» - d'actions militantes mobilisatrices: boycott des marques, campagnes de Casseurs de Pub, arrachages de semis d'OGM, etc.


N. O. - Au début des années 1970, vous meniez campagne dans les colonnes du «Nouvel Observateur» contre l'industrie nucléaire. Un vaste mouvement vous accompagnait. Face aux périls du réchauffement climatique, vous semble-t-il que le nucléaire est aujourd'hui un moindre mal ?

A. Gorz.- Le nucléaire a englouti en France des sommes si démesurées, souvent en pure perte - pensez à Superphénix -, que nous avons négligé les économies d'énergie et les énergies renouvelables. Les réserves d'éléments fissiles sont limitées et restreignent l'avenir du nucléaire. Le problème des déchets n'est pas résolu. Mais surtout le nucléaire est une énergie très concentrée qui demande des installations géantes, des usines de séparation isotopique et de retraitement à la fois très dangereuses et vulnérables. Le nucléaire exige donc un Etat fort et stable, une police fiable et nombreuse, la surveillance permanente de la population et le secret.

Vous avez là tous les germes d'une dérive totalitaire. Les énergies renouvelables, au contraire, se prêtent à une production locale, ne se laissent pas monopoliser ni utiliser pour asservir leurs usagers. Il est vrai qu'elles ne suffiront pas pour faire fonctionner de grands complexes industriels. Mais on aura déjà compris que ceux-ci sont incompatibles avec les «transformations rapides et radicales» dont dépend la survie de l'humanité. Si vous lisez «l'Urgence de la métamorphose», à paraître le 15 janvier, de Laurence Baranski et Jacques Robin, vous verrez que la révolution informationnelle annonce la disparition de l'industrialisme: nous sortons de l'ère de l'énergie pour entrer dans celle de «l'information» et de «l'immatériel».


N. O. - Avez-vous des héritiers intellectuels aujourd'hui?

A. Gorz.- C'est une question amusante. Les Britanniques me considèrent comme un héritier de Sartre; les Allemands, comme un descendant de l'école de Francfort (Adorno et Marcuse); en France, je passe plutôt pour un disciple d'Illich. Je n'ai pas fondé d'école et ne peux prétendre avoir des héritiers. Contrairement à la légende, je ne suis pas un des fondateurs des Amis de la Terre. J'ai sympathisé avec eux, notamment avec Brice Lalonde à ses débuts, mais c'est surtout «la Gueule ouverte» qui, à mes yeux, exprimait le mouvement écologiste.

A partir de 1980, j'ai préféré traiter d'autres thèmes. Je n'avais rien de neuf à dire sur l'écologie politique. Elle s'est développée grâce à des protagonistes dont certains publient de temps en temps dans «EcoRev'» (trimestriel) et dans «la Décroissance» (bimestriel) de vieux textes de moi qui n'ont pas vieilli. Ils font partie de l'histoire. J'ai eu de la chance.

Ce qui m'intéresse depuis quelques années est la «Nouvelle Interprétation de la théorie critique de Marx» publiée par Moishe Postone chez Cambridge University Press. Si je peux faire un voeu, c'est de la voir traduite en même temps que les trois livres publiés par Robert Kurz (1).

Propos recueillis par Gilles Anquetil.

(1) Editions Reclam, Horlemann et Tiamat.

Commentaires

  • Il faut créer, inventer, changer de mentalité peut-être pour vivre autrement, avec des moyens différents. je sais par un ami au MNCP (Maison Nouvelle des Chômeurs et Précaires). Beaucoup d'initiatives sont à l'étude. Il faut que les français se prennent en charge et comprennent que pour le moment le salut ne viendra que d'eux-même. Le problème majeur est que le français est habité au prêt-à-cuire, prêt-à-porter, mais pas forcément prêt-à-agir..en tout cas dans le manque d'espoir, il a besoin de se reconstruire pour passer à autre chose.

  • @Christie,

    Pas faux!

    Merci pour cette référence (la MNCP (Maison Nouvelle des Chômeurs et Précaires)

  • Merci pour le conseil de lecture. Je n'ai lu André Gorz que par bribes éparses. Je vais donc reprendre par ce livre "Le traitre".

  • Si les conseils de Kravetz sont à l'image de sa rubrique quotidienne sur FranceCu, bonjour les dégâts ! Je n'ai jamais compris ce qu'on trouvait à ce type ! Passons.

    Le polymorphisme de l'économie de marché et de son bras armé le capitalisme est diabolique et pas national. La question n'est donc pas française. Et comme ce système a su anesthésier (TF1 chez nous) les gens dans notre monde repu d'une part, sut faire miroiter des jours meilleurs chez ceux qui n'ont encore que peu de choses (l'Inde, le Brésil) d'autre part, on est mal barré.

  • Ah depuis le temps que je te pouse vers André Gorz !
    Homme de l'ombre mais cofondateur du Nouvel Obs, quand même !

    Je m'y suis interesse il y a 4/5 ans justement sur cette question du travil, de l'organisation sociale. Il est très accessible (je vex dire on ne se prend pas la tête à essayer de comprendre ce qu'il a voulu dire !) et remet les concepts à leur place !
    Formidable, à lire d'urgence !
    :-))

  • @monsieur poireau,

    Je m'attelle à cette lecture.

    @Didier,

    D'accord avec toi sur le constat, même si je le nuancerai. Le système est fort (avec quelques crises passagères ou durables) mais on peut toujours l'interroger. C'est déjà ça.

    Quant à M Kravetz, je trouve qu'il a eu le mérite de bien présenter le personnage d'AG.
    Sinon, concernant ses prestations à FC, j'en ai d'ailleurs parlé récemment avec Julien (Tolédano): elles sont un peu gnagnan. J'ai l'impression qu'il est surtout remarquable pour sa voix rauque.

    :-)

  • "changer le travail, libérer le temps et garantir le revenu. ", c'est un peu ce que j'ai trouvé en devenant indépendant, peu être une clef, tous indépendant plus de patrons que des clients.

  • @Patrick,

    Bravo à toi!

  • Infiniment désolé de n'avoir pu venir !

  • J'ai également lu de façon parcellaire André Gorz, mais le peu que j'ai trouvé est si pertinent face à l'idée d'engager une reconstruction sociale, que je ne peux que conseiller à tous de s'y atteler. Mais quid de ce penseur dans les hautes sphères politiques ? Il est aussi ignoré que Henri Lefebvre. Et avant que l'on enseigne des philosophes de ce calibre taillés pour la critique économique et sociale, surtout dans les lycées, où il serait bien de doter nos jeunes d'armes anti-capitalistes, il va se passer du temps. Mais ce temps, il appartient à nous de le rendre plus court. Proposons la lecture des "Métamorphoses du travail" par exemple. C'est édifiant ! Le système libéral est corrompu par l'idée d'exploiter sans cesse les ressources, qu'elles soient humaines ou naturelles. John Locke, grand penseur du "libéralisme" moral (à l'anglaise), doit être terrifié de voir ce qu'est devenue cette liberté fondamentale de l'homme qu'est la libre entreprise et le libre accomplissement de soi-même.

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