Voici un extrait de Journaliste, de François Simon, où il est question d'Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde.
"Beuve-Méry avait été totalement décontenancé, avant la dernière guerre, par ce qu'il a appelé "la pourriture de la presse". Il en resta marqué toute sa vie. Non seulement les quotidiens acceptaient l'argent des gouvernements et des ambassades étrangères, mais nombre de journalistes allaient très tranquillement chercher chaque mois, dans certains ministères, les enveloppes qu'on leur avait préparées, ce qui, par parenthèse, stupéfia Léon Blum quand il le découvrit en arrivant au pouvoir.
Quand je l'interrogeais sur ce qu'il entendait par "pourriture", Beuve-Méry reprenait les arguments qu'il avait avancés dans un article d'Esprit, étendant les conséquences directes de ces comportements néfastes aux grands événements qui venaient de bouleverser l'Europe. S'il mettait tout d'abord en cause "les hommes d'affaires soucieux, en agissant sur l'opinion, d'amener le gouvernement et le parlement à des décisions qui leur fussent profitables", aussi bien que "les hommes politiques ou désireux de le devenir, s'efforçant d'incliner la presse au service de leurs ambitions" _ il donne ici l'exemple de François Coty, "bon industriel, mais déplorable journaliste, lançant L'Ami du peuple, acquérant Le Figaro et tentant à coup de dizaines de dizaines de millions de se frayer un chemin vers d'importantes charges politiques" _, il n'oublie pas le rôle des gouvernements français et étrangers, demandant "qui fera jamais le total des budgets que leurs services de presse officiels ou officieux ont consacrés à la presse française pour obtenir son appui". Or, considère-t-il, cette étrange conception du journalisme "devait normalement porter des fruits de plus en plus amers". Que la grande presse ait découvert tout à coup les vertus du Duce, ou que, sans être pour autant au service de Hitler, cette même grande presse se soit laissée abuser par le même dictateur allemand ne relevait pas du simple hasard. Il fallait y voir, selon lui, "la connivence, aveugle ou non, de telle ou telle grande banque, de tel ou tel haut personnage de l'Etat " capables de faire accepter par l'opinion publique les accords de Munich et leurs conséquences."
Peu importe pourquoi la "presse des années 30" a ressurgi dans le débat politique*. Ce qui m'intéresse aujourdh'ui, c'est le point de vue d'Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde. Il parlait de la "pourriture de la presse", une presse achetée par certains hommes d'affaires et hommes politiques, et qui bientôt allait se coucher devant Hitler.
Hubert Beuve-Méry était journaliste au Temps, il démissionna en 1938 quand la Tchécoslovaquie fut cédée à Hitler, avec l'approbation du journal. Le Temps, accusé de collaboration, disparut après la guerre. Le Monde lui succède en 1944.
*à la faveur quelques attaques très dures, dont celle de Roger Karoutchi.
Commentaires
Toute ressemblance avec une situation en 2008 serait purement fortuite...
Une extrait passionnant pour au moins deux raisons
1- Il met remarquablement en lumière l'importance d'une presse indépendante
2- Il explique les mécanisme de pouvoir qui orientent l'information
Je crois qu'aujourd'hui les journalistes ne reçoivent plus de billets, mais dans dans nombre de cas, les promesses de promotions et/ou d'accès privilégié à une information peuvent produire des effets comparables à ceux qui sont mentionnés
Tiens, tout cela me rappelle l'histoire des cartes oranges... Une affaire de bien moindre importance, mais révélatrice.
Très intéressant rapprochement ! cf aussi l'affaire Salengro, dont j'ai parlé dans un de mes billets: c'est le précédent direct de l'affaire Bérégovoy (toutes proportions gardées), à savoir que la presse d'extrême-droite de l'époque, importante et à très forts tirages (Gringoire, Je suis partout ET le Temps qui, quotidien des intérêts économiques, a dérivé vers la droite dans les années 30: HBM y a donc participé), avait contribué au suicide du ministre de l'Intérieur de Blum, le nordiste Roger Salengro !
Jamais la diffamation n'a atteint ces sommets dans la presse que dans les années 30: les attaques personnelles sur les députés ou ministres de gauche étaient quotidiens. Il faudrait retrouver des textes !
la presse n'est plus a sa place, comme au sommet de l'Etat non plus d'ailleurs..mais attention à une dérive qui se generalise à gauche aussi...combien de journalistes font covoiturage avce tel élu ici ou là régulièrement...je ne doute pas qu'ils aient des choses a se dire, mais pour couvrir un événement ..un peu d'indépendance parfois ne nuirait pas...à la campagne...ca passe mieux ?
Combien de journalistes bifurquent par les postes des collectivités...la communication est un endroit "bichonné" à droite comme à gauche..
Pour moi on revient toujours sur le même sujet qui est les finances de la presse.
Que ce soit la pub ou des subventions, ces moyens ne laissent aucune indépendance rédactionnelle, même si les medias continuent de le nier.
D'ailleurs, les journaux indépendants ne sont-ils pas les plus mordants pour le pouvoir ?
:-)
@Filaplomb,
Oui, et avec l'avènement de la pub sans information, (ce qui est en train d'arriver), ce sera pire encore.