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Gallimard

  • Pierre Guyotat (2)

    Hier, j'ai un peu évoqué Pierre Guyotat. J'ai retrouvé un texte, que j'ai écrit il y a plusieurs années. Ne cherchez pas à y lire quelque chose d'autobiographique. Voici ce texte:

    Ce ne sont pas toujours les écrivains qu’on fréquente le plus, ceux qu’ont lit avec le plus de plaisir qui exercent sur nous la plus forte influence. Il arrive même que nous soyons littéralement hantés par des écrivains dont nous n’avons pratiquement jamais lu les livres. C’est que l’obstination que nous mettons à ne pas les lire en dit beaucoup plus sur notre désir que toutes les lectures que nous pratiquons par ailleurs et qui, elles, se passent bien.

    Ainsi, mais ce serait le sujet d’un autre texte, qui prendrait inévitablement des proportions considérables, j’ai mis beaucoup de temps avant de pouvoir lire la Bible. J’ai pourtant été catéchisé, et j’ai donc eu accès, étant enfant, à des extraits de l’Ancien et du Nouveau Testament. Mais à l’adolescence, comme beaucoup de personnes de mon âge, j’ai entièrement délaissé tout ce qui a trait à la religion. Aussi, quand la question de lire la Bible s’est posée, lorsque des professeurs m’ont fait sentir la nécessité de la lire pour comprendre les textes littéraires, je me suis retrouvé comme paralysé devant elle, la rejetant avec violence. Toutes ces histoires que j’aimais entendre pendant mon enfance, je les repoussais maintenant de toutes mes forces. Cette impossibilité a duré très longtemps. Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai enfin pu lire la Bible, et que je suis parvenu à ne plus la haïr et, en un sens, à ne plus l’aimer. A la lire, ou, du moins, à essayer de le faire.

    En revanche, pour l’auteur dont il est question ici, et qui s’appelle Pierre Guyotat, le problème n’est toujours pas réglé. J’ai essayé de le lire, mais j’ai échoué. Et en échouant j’ai atteint un autre but : j’ai réussi à mettre en évidence un point de résistance très fort, un blocage en apparence insurmontable.

    Les tentatives de lire les œuvres de Pierre Guyotat, de tenir en main ses livres, de les ouvrir et d’y porter les yeux n’ont pourtant pas été rares. Il est même fascinant de recenser toutes ces occasions que j’ai eues de ne pas le  lire. Fascinant de considérer les différentes tactiques d’évitement que j’ai pu employer jusqu’à présent, et auxquelles il faudra bientôt ajouter, je le crains, l’écriture de ce texte-ci.

    La première fois que j’ai entendu parler de Pierre Guyotat, aussi étrange que cela puisse paraître pour un auteur aussi secret, c’était à la télévision. L’émission s’appelait « Cinquante-deux minutes dans la langue avec Pierre Guyotat ».

    Je me souviens qu’on y voyait l’écrivain vocaliser, autrement dit écrire devant nous son texte en le disant à une personne qui le prenait en note au moyen d’un ordinateur. Ce texte qu’il créait devant nous s’appelait Bivouac.

    Je me souviens de l’écran bleu de l’ordinateur, ciel mental où les mots formaient des blocs compacts, sans ponctuation.

    Je me souviens de Guyotat se rasant le crâne. Cela se passait en montagne ou à la campagne. Dans un décor sauvage, avec comme seule trace de l’humain, la grande ferme où vivait l’écrivain.

    A un moment, il est passé près d’une grotte sur la paroi de laquelle suintait de l’eau, abondamment, et il a dit : « C’est le sexe féminin. C’est ainsi que je me le représente. »

    Voilà ce dont je me souviens. Ma mémoire a sans doute déformé certains détails. Je suis peut-être coupable d’avoir, par jalousie, sélectionné de préférence les moments où Guyotat n’était pas à son avantage, ceux où il semblait poser, par exemple celui où il se rase le crâne. Mais l’essentiel est que je garde de cette première rencontre une émotion très forte et un très fort désir de vivre moi aussi ce rapport mystérieux, essentiel, respiratoire à l’écriture.


    A la suite de l’émission j’ai tenté à plusieurs reprises non pas de lire Guyotat, mais d’éviter de le lire.

    J’ai commencé par rechercher certains de ses livres en bibliothèque. Je les ai feuilletés, flairés. N’osant pas les emprunter. Osant à peine les lire et, s’il arrivait que je les lise, ne supportant pas de le faire de façon suivie. Je les rejetais donc. Rejet presque physique, brutal. Impossibilité d’encaisser une telle dose de. (De quoi ? De violence ? De « mal » ? De souffrance ? Je ne sais).

    J’ai ensuite acheté plusieurs de ces livres que je n’avais fait qu’aborder et rejeter en bibliothèque.

    Eden, eden, eden, dont le tissu uniforme, qui constitue comme l’écrit Roland Barthes  dans la préface, « un élément nouveau (que ne l’ajoute-t-on aux quatre Eléments de la cosmogonie ?) : cet élément est une phrase : substance de parole qui a la spécialité d’une étoffe, d’une nourriture, phrase unique qui ne finit pas », me fascinait, a été le premier d’entre eux. D’Eden, eden, eden, j’ai dû lire une trentaine de page.

    D’une certaine façon, la fascination que le texte exerçait sur moi m’a empêché de le lire. Mais est-ce que l’attitude de Barthes est très différente de la mienne ? Sa proposition de lire le roman comme l’aventure du signifiant (« ce qu’il advient au signifiant ») n’équivaut-elle pas à éluder, à refouler le signifié et ainsi à ne pas lire ?

    En revanche, le Tombeau pour cinq cent mille soldats est resté intact. J’ai peut-être lu la première page, et encore. Je dois avouer que l’idée même de le lire m’a toujours paru impensable.

    Le Livre, je l’ai acheté par snobisme : un livre qui s’appelle Le Livre, c’est tellement beau qu’on se demande comment personne n’avait osé le faire avant Pierre Guyotat.

    J’ai aussi acquis Progéniture, que je n’ai pas lu. J’ai écouté pendant quelques minutes le CD qui est vendu avec le livre, mais cela ne m’a pas beaucoup intéressé.

    Pourquoi ai-je acheté tous ces livres ? Je ne saurais l’expliquer.

    D’autant plus que, quelques années plus tard, je me suis mis à avoir envie de les détruire. Ainsi, le Tombeau pour cinq cent mille soldats je l’ai jeté dans le vide-ordure de mon immeuble, ce que je n’ai fait pour aucun autre livre. Précipité dans l’enfer de ma bibliothèque. Promis à l’autodafé dans l’anonymat d’un monceau de détritus. Presque oublié.

    En revanche, les autres livres je les ai conservés. Je ne les ouvre pas, mais je n’ai pas envie de m’en séparer.
    A l’époque où je les ai achetés, j’ai même désiré, sans doute pour comprendre pourquoi je n’arrivais à les lire, écrire un mémoire de maîtrise sur Guyotat. J’ai fait part de ce projet à un professeur, lequel a répondu à une des mes questions par une autre question. J’ai réfléchi à ce qu’il m’a dit et j’ai pris pour sujet de maîtrise l’œuvre de Julien Gracq.

    Mais plus tard, après la maîtrise et le Diplôme d’études approfondies, j’ai envisagé de prendre Guyotat comme sujet de thèse. Je me rappelle avoir téléphoné au responsable du fonds Guyotat pour savoir s’il était possible d’avoir accès aux archives, autrement dit aux secrets, de l’écrivain. On m’a répondu que pour y avoir accès il était nécessaire, tout d’abord, d’être inscrit en thèse. J’ai alors réfléchi. J’ai compris que ce qui m’intéressait ce n’était pas de faire une thèse sur Guyotat, mais seulement d’avoir accès à ses archives, à ses brouillons, qui représentaient pour moi les traces d’un savoir absolu sur la vie, la mort, le désir. C’est pourquoi j’ai abandonné cette idée de thèse et ai continué à ne pas lire les livres de Pierre Guyotat.