Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Stiegler, consommation, intoxication, désintoxication

En prélude à plusieurs notes que je prévois d'écrire sur Bernard Stiegler, voici un long extrait de son ouvrage Mécréance et discrédit. On trouvera un extrait plus long sur le site d'Ars Industrialis, qui est l'association dont le philosophe Stiegler est à l'origine.

A voir aussi, à la suite du texte, une intervention du philosophe.

La pensée de Bernard Stiegler s'intéresse à la question des médias, mais, de façon plus vaste, à tout ce qui concerne la condition de l'homme d'aujourd'hui dans un monde dominé par la technologie.

"Car la consommation immédiate de la vie provoque de nos jours souffrance et désespoir, au point qu’un profond malaise règne désormais dans la société de consommation. Comme je l’avais déjà signalé , une enquête commandée par la grande distribution à l’institut IRI fit apparaître la figure de l’" alter-consommateur ", tandis que proliféraient d’autres symptômes de cette crise de la civilisation hyperindustrielle – à travers les mouvements antipub et anticonsommation, à travers la baisse de la vente des produits de marques, etc . On m’a plusieurs fois objecté, depuis, qu’en réalité, il n’y avait pas de baisse avérée de la consommation (bien que l’enquête de l’IRI eut été déclenchée à la suite d’une baisse des ventes des produits de grande consommation), et qu’il n’y avait donc pas de crise non plus : les alter-consommateurs, c’est à dire ceux qui se disent mécontents de consommer, et désireux de vivre autrement, sont en effet souvent parmi les plus grands consommateurs – quasiment des hyperconsommateurs. Le malaise ne serait donc qu’une fausse mauvaise nouvelle.

Mais il n’y a aucune contradiction dans le fait qu’un hyperconsommateur dénonce la consommation, pas plus que dans les réponses à l’enquête qu’avait menée Télérama sur les pratiques télévisuelles des Français et les jugements qu’ils portent sur les programmes, et qui faisait apparaître que si 53% d’entre eux considèrent que les programmes de télévision sont détestables, la plupart de ceux-ci regardent cependant ces programmes qu’ils jugent si mal. Il n’y a là aucune contradiction parce qu’il s’agit dans les deux cas de systèmes addictifs, et l’on sait bien qu’un système est addictif précisément dans la mesure où celui qui est pris dans ce système le dénonce et en souffre d’autant plus qu’il ne peut pas en sortir – ce qui est le phénomène bien connu de la dépendance.

Le " shoot d’adrénaline " que procure un achat important est produit par le système addictif de la consommation, et il en va du téléspectateur interrogé par Télérama, et qui condamne les programmes que cependant il regarde, comme de l’héroïnomane qui, parvenu au stade où la consommation de la molécule de synthèse ne lui procure plus que des souffrances, parce qu’elle a bloqué sa production naturelle de dopamine, sérotonine, enképhalines et endorphine, ne trouve un apaisement temporaire que dans une consommation supplémentaire de ce qui cause cette souffrance – consommation immédiate de la vie qui ne peut qu’aggraver encore le mal, jusqu’à le transformer en désespoir. C’est pourquoi, tout comme le téléspectateur qui n’aime plus ses programmes de télévision, si l’on demande à un intoxiqué ce qu’il pense de la substance toxique dont il dépend, il en dira le plus grand mal ; mais si on lui demande de quoi il a besoin désormais, il répondra, encore et toujours : de l’héroïne.

Encore et toujours, du moins tant qu’on ne lui a pas donné les moyens de se désintoxiquer.

La stupéfaction télévisuelle, qui fut d’abord le haschich du pauvre, et remplaça l’opium du peuple, est devenue une drogue dure depuis qu’ayant détruit le désir, elle vise le pulsionnel – puisque il n’y a plus que les pulsions lorsque a disparu le désir qui les équilibrait en les liant. C’est le moment où l’on passe de la consommation heureuse, celle qui croit au progrès, à la consommation malheureuse où le consommateur sent qu’il régresse et en souffre. À ce stade, la consommation déclenche des automatismes de plus en plus compulsifs et le consommateur devient dépendant du shoot consommatoire. Il souffre alors d’un syndrome de désindividuation qu’il ne parvient plus à compenser qu’en intensifiant ses comportements de consommation, qui deviennent du même coup pathologiques.

Il en va ainsi parce que d’autre part, dans la société hyperindustrielle où tout devient services, c’est à dire relations marchandes et objets de marketing, la vie a été intégralement réduite à la consommation, et les effets de désindividuation psychique se répercutent intégralement sur l’individuation collective, étant donné que, dans les processus d’individuation psychique et collective, l’individuation psychique ne se concrétise que comme individuation collective et transindividuation, et que la réciproque est vraie. Quand tout devient service, la transindividuation est intégralement court-circuitée par le marketing et la publicité. La vie publique est alors détruite : l’individuation psychique et collective y est devenue la désindividuation collective. Il n’y a plus de nous, il n’y a plus qu’un on, et le collectif, qu’il soit familial, politique, professionnel, confessionnel, national, rationnel ou même universel n’est plus porteur d’aucun horizon : il apparaît totalement vide de contenu, ce que l’on appelle, chez les philosophes, la kénose, ce qui signifie aussi que l’universel n’est plus que le marché et les technologies qu’il répand sur la planète entière – au point que la République, par exemple, ou ce qui prétend la remplacer, ou l’épauler, ou la réinventer, par exemple l’Europe, ne sont ni aimée, ni désirée."


Commentaires

  • Passionnant !
    J'ai parfois le sentiment que cela tue aussi l'imaginaire, comme chez l'héroïnomane, le consommateur ne peut même plus s'imaginer sans la consommation, sans le surplus d'offres sans demande, sans la pléthore de satisfaction à ses désirs non verbalisés !
    Ce ne sera pas simple de reconstruire cet imaginaire lui-même !
    :-))

  • J'adore j'adore,
    je suis fan depuis plusieurs années déjà.
    Son "Aimer s'aimer nous aimer" avait été un vrai coup de poing révélateur...
    Ce type est génial, et quel parcours personnel.
    Bravo à toi Eric de le promouvoir, de le défendre, de le faire connaître, etc.

  • @BertranD,

    Oui, je me souviens, tu m'en avais touché deux mots. Stiegler, je continue à le lire.

  • A noter le parallèle direct que l'on peut faire entre les hyper-consommateurs et les hyper-consommateurs que sont les blogueurs et autres internautes récurrents.

    En lisant cet extrait, je me suis vu avec ma consommation d'information et de blog, et l'insatisfaction croissante que me procure cette activité chronophage depuis que j'ai mis les doigts dedans.

    Alter-consommateur, alter-internaute... hum des chemins à explorer.

  • Intéressant.

    Pourrais-tu conseiller un de ces bouquins à quelqu'un qui ne le connait pas ?

  • @Pas perdu,

    En poche, tu as "Réenchanter le monde" et "La télécratie contre la démocratie".

    La suite des bouquins publiés chez Galilée ("Mécréance et discrédit", etc) doit pouvoir se trouver en bibliothèque.

    J'avais évoqué Aimer, s'aimer, nous aimer (http://crisedanslesmedias.hautetfort.com/archive/2007/01/17/tf1-le-pen-et-la-deception.html)

  • Stiegler, intéressant, heureuse de le voir ici. :)

  • merci

  • Je vous engage à regarder la vidéo "The story of stuff" dont voici la version française.

    http://video.google.fr/videoplay?docid=-5195608655837933655&ei=tQNLS6q2B6es2ALOvOycAQ&q=the+story+of+stuff&hl=fr#

    Je pense que pour sortir de cela il faut réintroduire la notion de produit de qualité, cher, durable et indémodable.

    En ce moment on ne peut acheter que de la merde prévue pour être obsolète à partir du moment ou on l'achète et ca nous entraine dans une spirale de frustration. Seriez-vous prèt à payer trois fois plus cher une machine à laver prévue pour durer un siècle ? Moi oui.

Les commentaires sont fermés.